mercredi 30 décembre 2009

Le club de la Guierle

Bonjour,
J'aimerais soumettre ces cartes à l'attente légère de la Poste, tiens!, elles arriveraient par la diligence de onze heures...
Tous ces récents jours, le ciel de Brive a gonflé les joues comme des sacs à poisson rouge crevant les uns après les autres. Patientes collines lavées comme le premier jardin du monde. Je les connais bien: elles entourent la cuvette de sable qui tend sa main vers l'Aquitaine, et marque le final des petites routes depuis les Causses secs et les terres à bruyères. Hier, au fil des heures, brouillées par l'ordre opaque des lignes de pluie, les crêtes modestes du Nord, de l'Est et du Sud semblaient rentrer un peu plus les épaules à chaque minute, et par l'Ouest se carapataient les paquets d'eau de la Corrèze. Au moins sur un point, l'Oubli n'a pas assuré de prise: je reconnais chacune des maisons aux toits d'ardoise et aux murs de brasier. Elles ne bougent pas dans le cercle du centre-ville.
De tous les orages de Brive, et depuis toujours, ceux qui mouillent le boulevard circulaire le soir, sous les réverbères, lustrent comme nulle part ailleurs le cuir du macadam. Qu'on s'en échappe, par exemple au bout de l'avenue Pompidou, et la nuit voilée par la brume devient inquiétante comme un fond de bois du Morvan. Il n'empêche: je retrouverais les yeux fermés le premier virage dans Palisse! Je crois aussi que je suivrais au flair les ruisseaux urbains cachés sous les maisons, le Verdanson et le Nany. On demeure d'où on naît. Parfois, avec obstination, comme les saumons qui retournent finir là où ils ont commencé.
J'ai fait en plein jour une heureuse rencontre. Profitant d'une pause entre deux ondées, mon frère avait pris le chemin du stade, derrière le cimetière. Sous les hautes perches blanches élancées vers le ciel sourcilleux, un ballon ovale passait de mains en mains d'athlètes disciplinés, mais ce n'est pas vers eux que je me suis tourné. J'aurais pu également me laisser distraire par le décor, car je ne me suis jamais senti aussi libre que dans le rectangle vert des anciens stades bordé de lignes de craie. Encore mieux que dans le souvenir: ici, le rectangle est serti dans l'ocre rouge d'une piste servant la postérité de l'athlétisme, le sport premier. Rien de tout cela n'a réussi à supplanter ce qui m'a pénétré au premier coup d'oeil. Comme collés à la rambarde les séparant de la pelouse animée, des groupes d'hommes palabraient exactement comme ceux qui se rassemblaient le dimanche après les matches du CAB (Club Athlétique Briviste), vers 18 heures, sous le théâtre, vers la statue de Brune, notre maréchal d'Empire. Ils existent donc toujours! Ils formaient "Le club de La Guierle", du nom de la place où ils se réunissaient. Et dans le langage courant, "on dirait le club de La Guierle" se référait à une conversation qui n'en finit jamais. Je venais parfois les écouter, même avant d'avoir jamais vu un des matches qu'ils recomposaient, et leur alphabet, étrange (que pouvait donc bien signifier "une passe croisée dans le dos"?), s'infiltrait dans les gênes du gamin curieux, enfermé dans le vague ennui allié à la douce cuvette. J'écoutais en silence, je n'étais qu'un "footeu" débutant, l'un de ces "pousse-cailloux" ou "manchots" (deux mots de leur alphabet) dont ils se gaussaient.
Jean Lacouture a écrit que le rugby est un monde, et je me rappelle de l'un de mes articles dans Le Monde sur ce monde d'athlètes à l'esprit retroussé sur l'écorce de rites parfois un peu sauvages. On a moins écrit sur les frissonnements de leurs suiveurs si calmes comparés à ceux du football, et parcourus en plus, au moins ceux d'ici, par l'esprit des cèpes et du foie gras. L'un des descendants du "club de la Guierle" portait le béret comme ceux des origines, un vélo harnaché de sacoches reposait contre un mur sous la tribune, un autre disait arriver d'un "petit saut aux champignons", un autre racontait les ris de veau dans la cocotte en fonte. Pendant ce temps, les joueurs couraient... J'ai jubilé. Je n'en croyais pas mes yeux et mes oreilles. Certes, on s'inquiétait aussi parmi ces retraités et ces sortis plus tôt du boulot de ce qui se passerait le prochain dimanche. Je les ai remerciés en silence. Radieux, je leur ai promis, sans le leur annoncer, de vous parler d'eux, habitants de ce port à l'intérieur des terres qu'est ma ville, tant y flotte un air de petite vitesse et de paresse, même quand le ciel gonfle les joues et lâche des trombes d'eau.
À bientôt.



vendredi 25 décembre 2009

La mémoire des pulls

Bonjour,
Je possède un champ, situé plus haut, à dix parcelles de celui de la photographie prise du bord de la route vers Benaud. Chaque année, au moment des labours, "on" me le grignote de dix centimètres, toujours sur le même côté, mais fond d'automne après fond d'automne, le tracteur creuse son sillon illicite dans le silence de ma passivité. Il reste assez de place pour que tournent ensemble cent mules, alors!
Je ne me suis pas risqué sur le chemin. Il semblait aussi gras que le jour où j'étais parti en sucette sur une plaque de mottes moites. Bilan: j'y serais encore, le regard fixé sur le lointain puy de Dôme emmailloté de neige, si Bernard n'avait pas accroché un câble sous la caisse et tiré avec son tracteur... Je suis donc monté au village, où les pierres blondes suaient des pointes infinitésimales de glace. Justement, Bernard sortait de la cave en compagnie de Jean. Deux rosés légèrement piquants tirés d'un des fûts sombres sous la voûte grisée par les lichens, et l'on peut saluer le jour à son mitan avant de partir attaquer la soupe fumante. Bernard et Jean étaient en train de se séparer sous les fines brindilles du vent.
Derrière les granges, c'était l'insolente immobilité des pentes, et les caprices des branches au-dessus des galeries affaissées où, il y a soixante-cinq ans, on cachait les armes de la Résistance. Sur la place de Saint-Maurice, le monument aux morts est flanqué d'une plaque rappelant la rafle de 1943, et l'envoi en déportation de jeunes gens. J'ai pris quelques nouvelles des uns et des autres: madame Pla va sur ses 99 ans, elle monte encore les étages. Jean a fini de casser les noix, les cerneaux dorment dans les sacs, et en janvier, dans les montagnes du Livradois, dans un de ces creux où descend d'un coup sec l'altitude, la roue en pierre du moulin les écrasera. Je ne serai pas là pour tremper le pain dans l'huile chaude s'écoulant par l'orifice lustré, et rester accroché à l'odeur lourde soudée pour des semaines au vieux pull enfilé pour l'occasion. Quand j'ai remis le nez dans la pente, une barre de nuages blancs pesait au-dessus de l'Allier, longue écharpe entre ciel et eau, conformée aux méandres de la rivière. Le paysage avait éteint toutes ses lampes, il ressemblait à un orchestre placide attendant que survienne un orage afin de l'affoler, et sur les lèvres mouillées d'un talus on reniflait le passage d'un faisan transi.
Chez Annick et Pierre, j'ai croqué les dernières "red delicious" au vernis rouge intact tombées de l'arbre. Il y avait comme une humidité molle dans les haies, et comme une baisse générale de tension dans le potager. De derrière une fenêtre, à l'étage, sous la laine irréductible d'un pull réservé pour l'Auvergne, tout en regardant la cohorte des pommiers figés, j'ai ouvert la page où Jacques Chessex écrit: "Qui observe l'herbe du pré (elle pousse, fleurit, triomphe, elle se fane, se ruine, retombe et nourrit le sol pour s'accroître encore) -, qui songe au résidu de la belle forêt (il tombe au sol, se défait pour se décomposer et se resserrer en terreau), celui-ci se met à comprendre la physique et la poétique de Francis Ponge."
La neige avait fait des taches sur le pré de l'ouche, et les branches penchées sur la peau mouchetée auraient pu attraper sans effort les picotis de crème. En partant, je me suis à nouveau arrêté devant le champ photographié. Il continuait de suinter l'hiver par tous les pores. Le vent avait trop peu de peigne pour décoiffer la croûte marron aux copeaux saupoudrés de poussières de crème comme sur la "forêt noire" qu'on servait dans le temps à la brasserie de la Gare routière de Clermont-Ferrand. Tout ce silence qui ne quittait pas le puy depuis des jours réveillait la mémoire des pulls, et avant que la pendule cogne, ban, ban, je lâchai le noyer.
À bientôt.

jeudi 17 décembre 2009

Mes meilleurs voeux




Pour dire au-revoir à 2009 qui aura été une sorte d'année Soulages (l'exposition des oeuvres du "peintre du noir" court encore à Beaubourg), cette image de l'un de ses vitraux, série magistrale dialoguant avec la lumière, saisie le 13 juillet 2008 à Conques, sous les parois vivantes de la basilique qui "emprisonne le temps" (Georges Duby). C'est un endroit du monde où, du premier janvier au trente-et-un décembre, on sent l'homme en chemin. Mes meilleurs voeux à tous et à chacun, à bientôt.
PS: Le cabinet d'architectes catalans RCR de la petite ville d'Olot vient d'être chargé de construire le musée Soulages à Rodez, dont l'ouverture est prévue en 2012. Ce sera leur première réalisation en France.

mercredi 16 décembre 2009

Foot, baby-foot, Podalydès et vrai chagrin

Bonjour,
Je vous écris depuis mon bureau en bois sombre sur lequel se détachent un petit buste clair de Marc-Aurèle en provenance du musée d'Empùries, cité gréco-romaine de la Costa Brava, et un médaillon en métal commun de Maxime Gorki ramené de l'ex-Urss. Dans Le Monde, Denis Podalydès, - un nom de philosophe ou bien d'athlète grecs -, est interrogé à propos de sa mise en scène de Fortunio à l'Opéra-Comique. La dernière question est: "Que faites-vous quand vous êtes très fatigué?". Le sociétaire de la Comédie-Française répond: " Je regarde du foot. Cela ne me procure aucune angoisse. Des ballons qui rentrent dans les filets, c'est un plaisir fictif, virtuel mais intense. J'éprouve alors toutes les peines du monde et tous les deuils sans le vrai chagrin. Comme si la mort n'existait plus."
On ne saurait mieux exprimer ce que moi-même je ressens devant une partie de football, en période de fatigue ou de lassitude. Entre le 18 novembre et le 16 décembre, je viens d'aligner une série impressionnante: France-Eire (dans le stade), Barça-Inter de Milan (dans le stade), Barça-Real Madrid (dans le stade), Jerez-Barça (dans mon fauteuil), Deportivo La Corogne-Barça (dans mon fauteuil), Marseille-Real Madrid (dans mon fauteuil), Dynamo Kiev-Barça (dans mon fauteuil), Barça-Espanyol (dans le stade), Barça-Atlante Cancun (dans mon fauteuil). Devant tant d'assiduité, quelques-uns de mes amis me trouveront décevant. Mais qu'ils me comprennent! Quand je me rends au foot ou que je vois du foot, mon cerveau et tout son appareil se mettent en code, comme chez Podalydès. Alors je m'éloigne du "vrai chagrin" dont parle ce dernier, au milieu d'une vie ordinaire qui oblige à rouler en pleins phares.
Il en est de même avec le baby-foot. Rue Taulat (Toiture en catalan), à cent mètres de mon bureau, dans un bar portant un nom approprié, La Pausa, je viens parfois jeter un oeil vers les tringles de fer passées dans le corps des vingt-deux bonshommes en bois. Onze vont rayés de bleu et de grenat: c'est le Barça. Onze vont rayés de blanc et de bleu: c'est l'Espanyol. Les frères ennemis de Barcelone. Tiens, on m'a raconté que le coiffeur de la rue Pujades (Montées en catalan) pose comme question préalable aux clients qu'il ne connaît pas: "Barça ou Espanyol?". Le figaro prudent adapte sa conversation à la réponse.
En l'absence de partenaires, je joue de nostalgie devant le baby-foot de La Pausa. La paix dans le poignet, je me rappelle celui installé au fond du café des Sports, à Brive-la-Gaillarde, sur l'avenue du Maréchal-Staline débaptisée en avenue de Paris. C'était une rupture avec la vie normale: nous cessions d'être verticaux. Certains se penchaient plus que d'autres au-dessus de la table de jeu, dont les bords exercent une grande influence. Quand nous les utilisions, afin que la petite balle arrivât en angle vers le but, et ce n'est pas si simple, nous disions "faire des bandes". Notre satisfaction était au zénith, et l'adversaire en rage, lorsque nous venions de réussir une "pissette": d'un tir gagnant, l'attaquant extérieur avait glissé la boule blanche en liège entre le gardien de but et le défenseur. Les "roulettes" alertaient Armand, le chef des garçons posté derrière le comptoir, car ces rotations rapides des barres provoquaient un boucan d'enfer.
À la prochaine ! De vous écrire cette carte ne m'a procuré aucune angoisse. Comme si la mort n'existait plus.

dimanche 13 décembre 2009

À la porte du temps

Bonjour,
Comme un héron cendré ouvrant les ailes, le froid étend une belle longueur de bras. La ville a mis ce matin une écharpe. Derrière les lignes d'eucalyptus, c'est tout un mal de mer. Un reste de tramontane posté par la Costa Brava tourne les flots à la cuillère. Maintenant que je connais un peu la rose des vents catalane, je ne m'étonne plus à la vue d'une embarcation esseulée en train de presser la voile vers le port. L'hiver attendu est arrivé. L'esprit du temps nouveau réclame qu'un dernier coup de peigne effeuille complètement les platanes. Un Père Noël en habit et barbe de coton justifiait son salaire tout à l'heure devant les bambins, et en ce moment même, c'est tout un silence de siestes, qui s'éteindra aux premières rumeurs des chocolats épais, où tiennent, plantées, les madeleines. Le froid est relatif, mais on se méfie, les portes restent fermées et ne s'ouvrent prudemment qu'aux mains chaudes. Au village, devant le poêle norvégien en fer gris dont le tuyau fait des coudes jusqu'aux combles, la tante et l'oncle remuent peut-être en ce moment le sac des dernières olives qui traînaient encore hier dans l'argile sèche des replats. Le paysan, "cet arbre qui se déplace" écrit Jules Renard, voit l'hiver lui entrer par les bras en ramenant de la remise le premier fagot sec de sarments. En ville, le bitume est un tout petit peu mouillé. Ce matin, en sortant, j'ai glissé sur une feuille, et après avoir rangé le petit clac du genou dans la mémoire d'un accident, je me suis enfoncé dans les passages où, la veille encore, la lumière giclait par tous les interstices. C'était comme un autre corps livré sans préavis à des rosées. Comment la touffe de sauge du terrain vague aurait-elle pu se rebeller? On écoutait son coeur gros comme celui de la contrebasse à trois cordes, debout tous les dimanches devant la cathédrale, au service des sardanes en renfort des hautbois. Le temps parle par signes et les portes murmurent. De celles-ci, il en est tant et plus qui ne répondent plus. La spéculation en a fait des orphelines. Dépouilles du décor urbain, elles regardent les lofts d'en face, eux-mêmes malades de ne pas savoir leur achèvement. C'était ce matin, dans je ne sais plus lequel de ces passages, celui de Mas d'en Jordi peut-être, que l'une d'elles a attiré mon attention. Quelqu'un avait écrit au pochoir: "un minuto". À la vue de cette dérision prononcée pour la mort du couloir qu'on devinait derrière les huis rouillés, j'ai tiré la sonnette encore vivante. Un écho s'est propagé dans les briques. J'ai posé la main sur la paroi lépreuse. Bon dieu, que c'était froid ! C'était froid et ça ne datait pas de ce matin.
À bientôt,
Llibert

mardi 8 décembre 2009

J'avais oublié une carte au fond de mon sac


Bonjour,

Décembre ne parvient pas à perdre ses couleurs de septembre, les écharpes sortent et retournent à leur tiroir, sur le front de plage on voyait ce matin quelques hommes le torse nu, et le nez en antenne vers le soleil pas encore blafard, on dira tendre. Hier soir, en rentrant de La Barceloneta, j'avais croisé sur la promenade du Port Olympique un jogger agitant ses grelots. L'Espagne est à ce point moderne qu'au nom de la liberté individuelle, la Constitution permet à quiconque, depuis 1996 je crois, de se promener à poil dans l'espace public (rues, places, parcs et jardins) à la condition de ne pas se montrer obscène. Et tout ça sous le règne des crucifix dans les salles de classe! Observée d'un certain point de vue, l'Espagne est rigolote. Il n'y a plus de quoi monter des opérettes genre années soixante (Luis Mariano + Carmen Sevilla + le Guardia civil + le prêtre en soutane + la Seat 600), mais... Je signale au passage qu'en se rendant sur le site de la Bibliothèque Universitaire d'Angers, on peut voir une sélection de photographies de Julien Gracq prises en Espagne en 1960: l'une d'elles (la place + la jeune fille + le mulet + la bagnole du cacique) pourrait former le coeur d'un film d'époque. Ce n'est pas tout, mais aujourd'hui est jour férié, on fête l'Immaculée Conception, dite aussi La Puríssima.

En rentrant, après avoir croisé les premiers promeneurs sur la Rambla, j'ai trouvé au fond de mon sac une carte postale que j'avais oubliée. En regardant l'image, je me suis souvenu que durant mon dernier séjour à Paris, novembre ressemblait à novembre. En retournant la carte, on lit ceci, qui éloigne de La Puríssima, du jogger aux grelots et du crucifix :

Bonjour,

Je vous écris depuis le trottoir du 119 du boulevard de l'Hôpital, dans le treizième. Dans mon dos, la porte du boulanger encore fermée (champion de France de la baguette 2007, un panneau le proclame), quelques ombres timides au comptoir de L'Alliance (un café d'Algériens), un néon rose sous des fanfreluches (la vitrine de la sex-shop), un néon vert (la pharmacie), ma porte. Il pleut. On voit passer le "67" en direction de la place d'Italie (on imagine à bord, calés, des chagrins et des repos de femmes de ménage en fin de service). Les dernières pesanteurs de la nuit sont nettement moins belles que les premières lueurs du jour quand on débarque indécis de l'insomnie insolite. Indécis comme ces lisières sur lesquelles il pleut encore. Comme pour offrir une alternative à la sombre poésie du trottoir quitté il y a quelques minutes, je pense à Germaine depuis mon quatrième.

En quelle tombe reposes-tu aujourd'hui, ma Germaine de la rue des Dames ? Sur ton trottoir du dix-septième arrondissement, prés de la façade froide de la mairie, tu déclarais sans peine tes quatre-vingt-dix ans. Tu tenais la dernière guérite parisienne de la Loterie Nationale. À la tombée des jours d’hiver, quatre ampoules en désordre éclairaient un curieux toupet au sommet de ton crâne… Un jour, tu avais râlé fort devant moi qui ne demandais rien : « J'ai commencé en 1957 en vendant des "Gueules Cassées" et maint’nant on m’demande des "Morpions" ! Alors, j’réponds qu’j’en ai pas! » J’avais bien ri, mais toi pas.

La pluie continue de tambouriner sur la peau en ciment de la cour. À L'Alliance, le percolateur a dû déjà siffler huit ou dix fois, et j'imagine qu'une Juliette est entrée, qui ressemble à celle qu'on croisait tout de vrai parler fort dans le bar de la rue Galvani. J'entends encore cette héritière de l'humeur des faubourgs exaltée par les rosés piquants: « T’as vu l’article dans l’Parisien ? En rentrant bourré chez lui, un mec s’est fait arracher l’nez par son chien! René, moi je t'dis que les chiens, ça aime pas l’alcool ! Et moi, j’le sais. Tu vois, l’aut’soir, quand j’suis rentrée chez moi avec un bon coup dans le pif, eh bien Poupette, rien qu’en sentant mon haleine, elle a aboyé. Et pis, tout de suite après, elle s’est cassée sous l'pieu."

C'est comme si je vous écrivais de derrière la porte de mes souvenirs parisiens, et c'est comme un remède à la pluie, tandis qu'une heure en pousse une autre au 119 du boulevard de l'Hôpital sous la poisse de novembre.

À bientôt.

vendredi 23 octobre 2009

Antonio et Jean

Chers toutes et tous,

Pendant que l'Espagne, Catalogne comprise, soulève les affaires de corruption dans une atmosphère mi-délétère mi-accablée (par où commencer?, dilemme que j’imagine chez tout correspondant de la presse étrangère installé à Madrid), que l'économie souterraine permet de traverser la crise (elle représentera 19,5% du PIB en 2009!), et que les voleurs à la tire poursuivent leur activité grâce à un Code Pénal permissif (80 000 vols à la tire enregistrés par l'administration judiciaire de Barcelone en douze mois!) le vent souffle tous les deux matins sur la terrasse.

Suroît, mistral, tramontane, autan, etc., tout y passe. Octobre et bientôt novembre leur consacrent chaque année tout un Salon d'automne, et si les humains et les arbres le visitent par obligation, — comme le toupet des palmiers en rabat en ce moment! —, j'en connais quelques-uns planqués dans leurs abris: mouettes et perroquets.

Tiens, hier, entre chien et loup, j'ai vu pour la première fois dans la cour une chauve-souris en plein championnat de voltige aérienne. Antonio, le voisin, observait du balcon d'à-côté cette folle furieuse. Originaire du Mijares, une région perchée entre Pays valencien et Aragon, tout de montées et de descentes, tout de mares à grenouilles et de croix de bois, Antonio, qui a conservé de son ancien statut de paysan tout un dictionnaire des sciences et de la vie de la terre, m'a donc expliqué comment vivait cette voisine si agitée dans une encoignure du bâtiment de droite. Je savais qu'en castillan on dit un "murciélago", mais j'ignorais qu'en catalan ce fusse une "rata penata". Si l'on traduit mot à mot, c'est donc un "rat pénible"!

Antonio me rappelle indéfectiblement Jean, mon ancien voisin, mon ami Jean, l'ancien maire de Saint-Maurice, village d'Auvergne blond comme la paille des blés coupés aux ados des puys dont les routes saluent toujours sa 2CV bleue. Antonio et Jean pourraient adhérer à une Internationale des ouvriers-paysans. Leur blouse est faite d'un tergal aux fils secs si ressemblants. Leur main, c'est-à-dire l'agent sûr de leur âme, soulève un triptyque précisément identique: les deux frôlent les quatre-vingts ans, les deux sont les puits de mémoire d'un terroir confetti, et devant leurs outils bien rangés, les deux libèrent l'idée du travail qu'il faut accomplir sans déroger. Et puis, c'est fou comme le matin leur va mieux que le soir!

Jean a des mains de vendanges et Antonio des mains d'orge. De Jean, il me reste dans un tiroir un petit film que j'avais tourné et monté, La Vigne de Jean, et au cours de ce tournage d'un jour, j'avais appris plus qu'en vingt ans de cérémonials parisiens. Dans quelques jours, je le saluerai. Je lui demanderai s'il continue à inscrire la couleur du temps sur un agenda, chaque jour à sept heures sur la petite table en bois du cuvage où traîne toujours un couteau éraflé, pendant que dort encore Yvette. Sur l'établi de l'atelier d'Antonio, il y a toujours une petite balle dure qu'il vient de fabriquer, de celles utilisées dans le jeu de pelote à la main, un sport qui n'est pas accordé uniquement au Pays basque. C'est vrai, Pepita et lui partaient hier à la chorale. Ils doivent chanter prochainement, et c'est une grande fierté qui les mobilise, à Montserrat, le sanctuaire de la Catalogne, que dis-je!, le Fujiyama des Catalans, cette montagne religieuse où, chaque midi, des voix de la plus célèbre manécanterie du monde s'élèvent les gloires du Virolai.

Il est bon de sentir la présence d’Antonio et Jean dans sa parentèle. Ils me donnent de l'affection. Qu'elle provienne originellement d'un apitoiement au premier constat qu'ils établirent instantanément, et les deux avec le même amusement discret, de ma paralysie à l'idée même de changer un plomb, me réjouit infiniment. Ils eurent chacun le même et élégant "on ne peut pas tout savoir faire"! Voilà, c'est deux petites histoires qui se rejoignent en une seule. Je ne fais que les esquisser. Ce qui les chaperonne est la juste modestie dans le sang de ces hommes.

Et dire que je voulais vous parler du vent qui a balayé hier soir la terrasse. Ca (pas moyen de mettre la cédille!) m'a secoué quelques minutes. Il a fallu relever le néflier et le pin, deux cadeaux de Biel, mon regretté cousin, se méfier des piquants d'un cactus lui aussi à terre, et arranger l'olivier que m'a offert l'oncle Albert des terres ocres. J'ai regardé la terrasse d'Antonio. Rien n'avait bougé. Lui sait vraiment ce que c'est que le vent de terre comme de mer. Son jardin est ficelé de partout, tout un réseau de fils noirs. Devant le pot cassé, je me rappelle le magnifique film de Joris Ivens sur le vent, la burle sur l'Aubrac, le blizzard de Léningrad, et j'écris des cartes postales. Je broie du blanc.

À bientôt.

PS: au moment d'expédier cette carte, un grand coup de balai a redonné au ciel le goût du grand azur, et sur la mer les voiliers couleur fraise de la base-école ballottent tranquillement. Au sujet des vols en plein jour dans la rue, on indique aujourd'hui dans El Periódico: à eux seuls, en douze mois, 17 individus ont été arrêtés 437 fois, parmi eux, 3 cumulent 183 arrestations!


vendredi 16 octobre 2009

Cassures...

Chers toutes et tous,
Quand le temps retourne sa chaussette en automne, il faut voir comme le pavé s'endort à une heure plus européenne sous les terrasses rentrées, et comme les gens ferment les fenêtres en baissant légèrement la tête. Quant aux matins... 21° à l'aube, avant-hier, 13° à la première heure, aujourd'hui!, c'est l'amorce de la période des levers roses sur la ligne d'horizon en mer. Après des mois passés à éviter leurs dards, on attend maintenant de ces soleils rafraîchis qu'ils se réchauffent et nous réchauffent à partir de 11 heures, et on sait désormais qu'ils déclineront lentement avant de se replier vers 19 heures. Sonne ainsi la fin des pica pica* solaires autour des vermouths, à la nappe des minutes alanguies.
Hier à cette heure-là, par une de ses brusqueries coutumières, le ciel avait douché quelques quartiers. La Barceloneta faisait partie de cette sélection, et l'on y croisait des flaques saugrenues après tous ces mois secs. En front de mer, un vent de sud-est se disputait avec un bout de tramontane; ainsi, pris de face et de côté, mon vélo gardait difficilement sa ligne, tandis que sur ma droite, dans les flots, c'était des mouvements réguliers de vagues sombres, avançant lourdes et sûres comme les dos des baleines. Les surfeurs les coiffaient, et, au bout de leur course, on leur voyait les mâchoires crispées soudainement libérées en cris éclatés, tandis que les planches virevoltaient autour d'eux, lâchées dans l'écume.
Quand je croisai le Port Olympique, il fallait entendre les vents croisés dans les mâts des voiliers! Les quais parlaient une langue tellurique infiltrée dans une quincaillerie. La pluie tombait à deux cents mètres, mais là, le ciment sale et les cordes enroulées pouvaient rester à découvert. Je vis un indigent prévoyant replier ses cartons, trois sacs et deux de ces bouteilles de bière à bas prix qu'on voit dans les bras de jeunes gens le samedi soir aux caisses des supérettes.
Quel temps pouvait-il bien faire le 15 octobre 1940? Je n'en sais rien, il faudrait lire l'un des livres qui abondent ici sur le sujet, mais j'imagine, comme ça, que le peloton d'exécution n'allait pas salir ses chaussures dans les fossés de la forteresse de Montjuïc pour fusiller Lluis Companys, le président de la Catalogne, arrêté le 13 août à La Baule par la Gestapo et par des agents franquistes de l'ambassade d'Espagne à Paris. On raconte que Lluís Companys décida de mourir les pieds nus à l'endroit où s'élève aujourd'hui un monument discret. Soixante-neuf ans après, le président actuel réclame l'annulation du procès militaire inique fait à son prédécesseur, mais l'Espagne d'aujourd'hui, bâtie à la fin des années 70 sur une transition politique fondée sur l'oubli, ne se résigne pas à solder son passé: si vous saviez le poids sourd dans les familles pour ces dizaines de milliers de condamnés, morts ou survivants, incomplètement réhabilités!
Mercredi soir, j'avais grimpé en chemise de lin la petite montagne de Montjuïc. Au Palau Sant Jordi, on rendait hommage à Lluís Companys (photo). Un tout petit filet d'odeur des silos du port avait accompagné ma marche durant quelques instants, jusqu'au moment d'un bosquet de pins parasol. D'un coup, ç'avait été une avalanche d'effluves, c'était à s'en déboutonner pour qu'en profite bien la peau. À l'orée du bois, étaient apparues sans prévenir des gerbes et des couronnes de fleurs au pied d'une colonne. Le hasard avait décidé de manifester une certaine logique. Je venais de tomber sur le monument à Francesc Ferrer i Guardia, fusillé à Montjuïc le 13 octobre 1909 après un jugement sommaire. Le fondateur de l'École Moderne, projet de pédagogie libertaire dont les échos en France furent très importants (Ferrer avait fondé lui-même à Paris L'École rénovée avec le soutien d'Anatole France), avait été désigné abusivement à Madrid comme l'un des meneurs des troubles qui s'étaient emparés de Barcelone pour protester contre la guerre coloniale du Rif. Il fallait éliminer le créateur de "l'école sans dieu".
Je vois que dans la cour tous les stores sont repliés, le grand drap au-dessus de la courette de la crèche aussi. À cet autre constat de cassure, je vous dis à bientôt.

* Le pica pica, c'est les tapas à la catalane.

Post-scriptum: Les yeux plissés de Mercedes Sosa se sont fermés. On n'entendra donc plus l'Indienne du petit peuple d'Argentine, chanter Gracias a la vida (Merci à la vie) de la grande Chilienne Violeta Parra: Gracias a la vida,/que me ha dado tanto/, me dio dos luceros/que cuando los abro/perfecto distingo/lo negro del blanco (Merci à la vie/, qui m'a tant donné/,m'a donné deux yeux de lumière/,et quand je les ouvre/, je distingue parfaitement/,le noir du blanc).

lundi 12 octobre 2009

Sur la grève

Sur la grève, entre chien et loup, entre dues llums (entre deux lumières) dit le catalan, on fouillerait en vain les poches du soir si l'on était en quête d'un silence breton. Les gens passent avec leurs conversations, les bambins crient pour descendre des poussettes, et les chiens en laisse jappent sous les réverbères.
Le battement des vagues semble appartenir à un métier à tisser approchant du point mort. On s'attend que l'eau s'assoupisse après s'être bien tenue tout au long du jour: 23°, est-il écrit sur un panneau avalé par l'ombre.
Que peut bien lire à cette heure, dans les reflets jaunâtres d'une zone séparée du gros des passants, l'homme assis et que vient de dépasser la jeune femme aux bras nus? Aussitôt disparue du cadre, c'est l'affaire d'une poignée de secondes, elle entrera dans la longue étreinte d'une autre femme, au nez d'une voiture de la Guardia Urbana, son blanc et bleu est celui de nos ambulances, roulant au ralenti sur les dalles de la promenade touchant le bois, et martelées par les foulées de quelques joggers ipodés.
On est à la lisière de la ville, je vous l'ai dit, la grève, cet élément apaisé des fronts de mer. Celui de Barcelone est barré, au fond sud, par l'hôtel-voile de Ricardo Bofill, architecte du je-suis-là-pour-me-montrer. À peine inauguré, voilà que l'autre jour cent activistes manifestent, réclamant sa destruction... Ce nouveau visage de fausse voile latine, c'est la fin définitive de l'esprit des barques, et c'est la révérence tapageuse aux bateaux de croisière. On en distingue un au loin. On imagine les notes de piano rameutant dans les vastes salons feutrés les passagers tout à leur semaine du je-me-sens-servi. Étirée de la poupe à la proue, sa guirlande de lumière tape dans l'avant-nuit, elle relève les ombres lourdes des tankers.
Derrière nous, c'est le bosquet des eucalyptus aux branches en pleurs avec leurs longues feuilles. On ne voit jamais personne sous leur ombre. Ténue même au mitan du jour, peut-être qu'on ne la prend pas au sérieux. On retourne. La traversée du bosquet est brève. Jusqu'aux premiers instants de la Rambla, on suit, sous les lumières étales, le mouvement des mains qui se tiennent ou brassent les mots de plusieurs langues au-dessus des bébés en pleurs, et qu'on berce... À hauteur de la maison de retraite, l'homme aux cheveux blancs en brosse, toujours le même, assis dans sa chaise roulante collée à l'oreille d'un banc, cet homme dont la tête penche toujours du même côté, me dit Aviat soparem. Oui, nous souperons tous bientôt.
Arrivé. Je n'avais pas encore lu le journal. Un gros titre dans l'Avui chapeaute un entretien avec Joan Ridao, numéro deux du parti indépendantiste catalan au pouvoir dans la région avec les socialistes et les verts: "Zapatero est un menteur compulsif, mais très sympathique." Je ne sais pas pourquoi je vous signale ça. Enfin si! C'est qu'à ce changement de bruit, il me semble qu'il vaut mieux vous saluer. Et puis, il se fait tard.
À bientôt.

vendredi 2 octobre 2009

Lune pleine



Cher toutes et tous,
La lune pleine ne m'a pas lâché l'autre soir. Elle était apparue derrière les rochers du Caylar. Il faisait encore jour sur le Larzac, et l'astre pâle collé à l'azur délavé par l'automne attendait de former son empire. Les risées du causse oscillent en ce moment entre le vert et le jaune, et, avant sa chute, le soleil dorait toute cette indécision sillonnée par les moutons. À la saison des ombres rases, il fait bon s'arrêter pour parler à l'air frais depuis le bord du cercle d'une lavogne. Assiette naturelle, elle retient l'eau grâce à son fond d'argile. Officiant sur le crâne du désordre karstique, abîme glaçant aux sombres galeries et aux impressionnants avens, univers souterrain de l'Aveyron au Lot, elle en est l'abreuvoir naturel empierré par les bergers de l'antique économie pastorale: une construction de cercles de petits pavés blancs diminuant leur diamètre jusqu'au caillou unique formant la pointe de ce chapeau chinois renversé.
Plouf! ai-je raconté le lendemain à l'enfant qui ne demandait qu'à me croire. La lune pleine aurait peut-être pu descendre et se baigner de tout son rond dans la lavogne, mais celle-ci préférait suivre les voitures roulant de nuit entre Clermont-Ferrand et Barcelone. Sur le chemin, elle avait éclairé plein phare la petite mer de Leucate, puis elle avait soulevé la silhouette des Albères, en découpant les ombres cassées juste avant le pointillé de la frontière. Elle était encore là malgré l'heure frôlant l'aube, au-dessus de la toute petite place Prim, blanche et carrée, avec ses trois ombus torsadés, arbres à si grosses branches que Les enfants du Capitaine Grant s'y réfugient au milieu de l'histoire. Une maison avait ouvert ses volets, la lune en avait profité pour entrer se coucher, et moi j'avais poussé un peu plus loin ma porte.
Comme je me taisais... C'est tout?, m'a dit l'enfant dont c'est l'anniversaire. Voyons!, assis au bord de la lavogne, j'avais vu, tu te le rappelles, la lune se lever derrière les rochers du Caylar, mais dans l'azur délavé on voyait aussi l'avion de Brussels Airlines qui ramène à Barcelone, toujours à la même heure, des cohortes de fonctionnaires. Sur l'écran de son Blackberry, il était 19 heures 40 à bord de l'avion comme au bord de la lavogne, une dame assise au cinquième rang, et portant un tout fin collier d'or, était en train d'écrire qu'elle venait de voir clairement le viaduc de Millau, et que, glissée parmi les soleils roses, venait d'apparaître une lune ronde, et qu'on voyait les moutons marcher en file indienne vers les trous d'eau, et qu'en bas, sur cette terre du Causse, il y avait probablement au moins un homme photographiant la lune et l'un des trous d'eau aussi ronds que la lune.
Maman vient de m'expliquer exactement la même chose par le téléphone, m'a dit l'enfant dont c'est l'anniversaire, elle sort de l'aéroport. J'ai donné à l'enfant son cadeau, et j'ai laissé sur la table une carte postale qui commençait ainsi :"La lune pleine ne m'a pas lâché l'autre soir..."

lundi 21 septembre 2009

Massif et central


Chers toutes et tous,
Massif central s'écrit avec un "m" majuscule et avec un "c" minuscule. Par endroits, côté signalétique, sur l'A 75 que je viens de remonter entre Béziers et Clermont-Ferrand, les services de l'État sont légers du point de vue de l'orthographe. L'attention que je porte au Massif central tient au fait qu'il a représenté, à une époque, une forme de passion esthétique, au point d'en faire un livre: Massif central, l'esprit des hautes terres, chez Autrement (on ne le trouve plus).
Deux mots parmi les plus simples, et voici exaltée la vertu double d'un monolithe quiet, aux horizons ralentis. La majuscule du "m" est une question de majesté. La minuscule du "c" est affaire de timidité. Peut-être la timidité de se savoir au centre de la réponse à pas mal de dérèglements du monde. À l'entrée du plateau du Larzac, roule le tambour d'un "non aux ogm" dressé au flanc d'un pré. On gardera toujours les fermes lozériennes étirées nuit et jour et serties de granit, et quel avantage y aurait-il à mettre à l'encan l'urbanisme des bourg-centres disséminés en maille?
Lorsque je remonte l'autoroute comme on remonterait un fleuve, il me revient mille chemins de traverse, et, pour n'en citer qu'un, celui entre La Godivelle, "la petite Sibérie auvergnate" étagée entre deux lacs frais toujours, et Brion, un promontoire couvert de cabanes qui commande aux vents d'aller là, ou là. Hier, avant que de me distraire avec l'idée du Temps que porte, lourdement je trouve, l'horloge arrêtée à six heures moins six au mur blanc et noir de Rochefort-Montagne - un souvenir prégnant de l'année dernière -, j'ai deviné Pégairolles dans son abri où règne la pierre sèche au pied du Pas de l'Escalette, j'ai croisé la Rimeize paresseuse aux truites sous le rocher, j'ai vu des toits de lauzes ouverts vers nous comme des mains verdies par les mousses, j'ai aperçu les deux clochers en tête de chat de la cathédrale de Saint-Flour, et j'ai lu les accents circonflexes que font les puys des petites Toscanes blondes autour d'Issoire.
J'ai été moins joyeux à Clermont-Ferrand avec la perte du jour qui rodait au-dessus de la surprenante place de Jaude, "relookée" qu'on dit, avec ses colonnes-luminaires clignotant comme un arbre de Noël: toute une sottise bleuâtre. Place ou dalle? Dalle ou place? Le lieu est encore plus sombre que dans Ma nuit chez Maud, et on pourrait y tourner des scènes de couvre-feu ou de sortie de réunion maçonnique. Demain, je pousserai plus au nord, vers le Bourbonnais des boeufs blancs, et j'oublierai pour un moment les Causses des grandes bergeries, le Cantal pastoral, et les moins dix degrés qui s'engouffrèrent hier dans l'habitacle dès avoir baissé la vitre, quatre heures et trois minutes après avoir mis Barcelone dans le rétroviseur. C'est fait, le pull est enfilé.
Ma passion pour le Massif central provient, je crois, de la fameuse carte affichée au mur des classes. Elle enseignait un Massif central nourricier, ventre plein aux teintes marrons, rouges, jaunes, roses et vertes, mots conduits par des capitales grasses en rapport avec la reconstruction industrielle du pays sur fond rural. C'était un inventaire de l'opulence: métallurgie, chaussures, kaolin, fromage de brebis, caoutchouc, bovins, barrages, bauxite, moutons des Causses, houille, dentelles, lentilles, fromage bleu d'Auvergne, gants, stations thermales, lave, plomb, et j'en passe.
Massif et central, comme son nom l'indique.
À bientôt.




dimanche 13 septembre 2009

Le perroquet du 36


Chers toutes et tous,
C'est l'époque où Barcelone attend l'orage pour se nettoyer des excès de l'été. "Dans mon pays, la pluie ne sait pas pleuvoir" dit l'une des chansons de Raimon, l'un des trois chanteurs phares de la Catalogne avec Lluís Llach et Joan Manuel Serrat. Quand il pleut, ce qui s'appelle pleuvoir peut en un quart d'heure effeuiller les platanes, noyer les parkings et rabaisser le plumet des palmiers. Ce matin, il n'est tombé que deux maigres gouttes dans mon café, mais il n'y en a pas pour la vie d'Héra que les dieux percent des azurs qui se déclarent moins bleus de jour en jour.
C'est aussi l'époque où mon quartier du Poblenou s'emballe à l'occasion de sa fête annuelle. Elle dure huit jours, elle commence par un discours identitaire - Poblenou, c'est Barcelone mais ce n'est pas tout à fait Barcelone dans l'esprit, mon quartier se souvient dans ses soubassements d'avoir été un pôle anarchiste dés le début du vingtième siècle -, et elle finit par un feu d'artifice époustouflant au-dessus de la plage. Dans cet intervalle de temps, les enfants auront fait des tours de manège et mangé les glaces du Tio Che, les familles auront soupé sur des longues tables dans les rues, les grand-mères auront présenté leurs travaux de dentelle, Esquerra Republicana, parti de gouvernement d'un indépendantisme trois-quarts-chèvre un tiers-chou, aura multiplié les animations, les grosses têtes auront virevolté au son des hautbois, les tours humaines auront touché la cime des platanes, les anars auront collé sur les murs des cris hostiles à la spéculation, les tiers-mondistes auront proposé de la cuisine africaine, et moi, malgré l'attrait de tous ces petits cortèges, je retiendrai que je suis monté, hier soir, dans une auto tamponneuse, quarante ans au moins après mes dernières virevoltes sur une piste en fer.
La fête est de tous, on n'y voit pas de jeunes hommes enricardés comme à Pauilhac (voir l'une des cartes précédentes), et elle me serait encore plus agréable si les organisateurs ne recrutaient pas l'épouvantable chanteur qui chaque année piaule comme une poulie dans le dos de ma chambre à l'angle de la rue de l'Amistat.
Au recto de la carte que je vous adresse, vous tenez une photo de mon ami Julien Mignot prise à la fête de 2004. Je croise, tous les jours ou presque, la dame qui applaudit, et, vendredi dernier, elle se trouvait comme toujours au premier rang lors du prêche laïc à quoi ressemble le discours d'inauguration. Elle tient La Licorera, avec sa fille qui se trouve sur sa droite. La Licorera est une cave à vins ouverte rue Taulat avant la guerre. Ici, quand on dit "avant la guerre", on parle d'avant 1936. Elle gouverne avec une fermeté de matrone ce lieu enrubanné d'odeurs de vieille cave, mais lorsque la conversation aborde sa dixième phrase, une autre voix tient l'air de son visage. Et c'est, sans qu'elle le sache vraiment, tout un hymne au petit commerce encore vivant dans le quartier (par exemple, trois quincailleries, c'est dire!)
La plus belle histoire qu'elle raconte est celle-ci. Sur le seuil de la boutique, vivait un perroquet. Devant la porte même, dans la rue Taulat, c'était le terminal de la ligne 36 du tramway. Le tramway signalait son départ dans l'autre sens par un sifflement précédant de cinq minutes l'arrachement des roues. Alors, on quittait tranquillement les maisonnettes et les appartements des rues de l'immédiat alentour pour aller à lui. Mais, le perroquet décida un jour de troubler ce bel ordre. Ainsi, il se mit à imiter le petit coup de sifflet du tramway, mais à n'importe quelle heure! La dame de La Licorera renvoya les protestataires aux pelotes, si bien que la mairie décida, après bien des péripéties, et malgré une dame de La Licorera époumonnée, de placer le perroquet en résidence temporaire au zoo. La dame de La Licorera multiplia les démarches jusqu'à ce qu'un accord fût passé. Les autorités admirent le retour du perroquet à La Licorera, à la condition qu'il ne résidât pas sur le seuil de la boutique, mais loin au fond, près de la caisse. Le bon ordre revint, et il en alla ainsi jusqu'à la disparition du tramway au début des années 70 et à la mort du perroquet quelques années plus tard.
C'est pourquoi dans le quartier, on ne désigne jamais la boutique sous le nom de La Licorera. Pour tout le monde, c'est Le Perroquet du 36 (El lloro del 36).
À bientôt.
PS: enfin, la pluie, cinglante comme une batterie de baguettes de tambour! Comme un gosse, de l'eau jusqu'aux chevilles, je débouchais tout à l'heure la voie d'évacuation sur la terrasse.

vendredi 4 septembre 2009

Tachycardie barcelonaise


Chers toutes et tous,
Elle pourrait bien exister la femme descendue jusqu'à la place Sant Jaume depuis la plus haute lèvre du versant de Poblesec, quartier d'une seule vague montante vers la montagne de Montjuïc. Dans ce bout de Barcelone enroulé sur lui-même comme un tronc de glycine, et qui semble ne pas avoir besoin de la ville à ses pieds, les rues se terminent par un escalier comme à Montmartre, mais il faut bien compter cent marches de moins; les enfants se couchent plus tard qu'ailleurs et mangent des chips jusqu'à point d'heure; les fous circulent sous les coupoles des mûriers, et, sous les voûtes d'un ancien cellier nommé Can Margarit, est servi, caché par un fagot de farigoule, le lapin "a la jumillana".
Poblesec est de la tête aux pieds un quartier-monde. Depuis les balconnets s'envolent des mots qu'on ne comprend pas, et cela fait tout une bigarrure de phonèmes, et aussi des alphabets qui ne se répondent pas, et aussi des papillons gravissant et dévalant les étages, guinguettes aériennes qu'on aurait mariées à un corso fleuri.
Quand la femme descend la longue rue vers la Rambla, elle sait que la montagne a tout enregistré d'elle par ses baies coloniales. Ses émois, ses échos de cuisine, ses musiques, de Sun is shining à Leaving trunk. Dans un autre temps, et dans l'autre sens, elle pourrait être l'Hélène de Giono, la fille à l'oeil large montant au rocher comme les chèvres dans le petit envol de fouets.
Maintenant, c'est le flot de la Rambla qu'elle enjambe, une Rambla méconnaissable depuis deux, trois années. La fin des lentes promenades a sonné. Les messieurs sous les volutes de leur cigare, et devant un verre de cognac, on n'en voit presque plus. Sa destinée vient de connaître un point d'orgue dans la semaine parce que la presse locale s'est soudain réveillée: putes montant à l'assaut des clients sous les arbres, blanches couilles lavées aux fontaines en plein jour, pipes sous les piliers de La Boqueria, la marge d'André Pieyre de Mandiargues a quitté la rue Robador dans le Raval tout proche. Barcelone est bien vue du monde, mais le monde ignore que ses habitants se lassent des excès en tous genres depuis que la ville est livrée au tourisme.
Dans la rue Ferran, la femme a évité trois vélos, un Teuton rosi par la plage, et deux Scandinaves en maillot du Barça à 75 euros pièce. La voici place Sant Jaume à l'heure des trilles du carillon du Palau. Le drapeau catalan, le drapeau espagnol, aucun des deux ne paraît plus conquérant que l'autre ces jours-ci sur les toits, encore moins à cette heure de midi, où la moiteur les plaque à leur hampe, le goût pour la compétition momentanément éteint. Elle écarte une goutte à son front, au balconnet de ses seins d'orge une frise de printemps dessine la limite, et elle se demande comment va être l'automne dans la rue d'Avinyó qu'elle a dépassée distraitement. Elle revient en arrière, une porte cochère bientôt l'avale dans le dédale des rues sans souffle, et elle s'évanouit dans le puits de lumière de l'escalier vert pistache.
C'était un matin à Barcelone. Là-dessus, je vous quitte. Dans l'air cru de l'escalier au blanc d'Espagne, on entend brailler le petit voisin du troisième, un négrillon rigolo tout plein, adopté, maman Hongroise, papa Catalan. Au premier, les Hollandais sont encore en vacances. Poblenou n'est pas encore un quartier-monde à la Poblesec mais peut-être une esquisse en plus européen, ni sa propre Rambla un lupanar. Cependant, l'autre jour, pas loin, sous les eucalyptus, une professionnelle, Latine aux chairs débordantes, délivrait en plein jour ses faveurs.
Pour les autres battements de la tachycardie barcelonaise, venir me voir.
À bientôt.
Post-scriptum au sujet de la prostitution sur la Rambla: le secrétaire général de Iniciativa per Catalunya Verds (ICV), parti de gouvernement qui se déclare marxiste et écologiste a proposé " des zones de tolérance dans quelques rues, mais dans la mesure où leurs habitants seraient d'accord." J'ai mal à mon passé.

lundi 31 août 2009

Sur le sol de La Conca



Chers toutes et tous,
Quand l'autoroute du Sud entre Barcelone et Valence franchit le col de Cabra ("Chèvre"), la chromatique du paysage prend des tons plus tranchés. Croûte rouge des argiles, argenterie d'oliviers, mélopées d'amandiers, dings dongs fins des noisetiers me remontent par les pieds.
Le paysage implique le corps, le corps implique l'écriture. Comme souvent quand s'ouvre l'éventail fixé au col de Cabra, je pense à cette phrase de Joan Miró à Jacques Dupin, dans une allusion au tempérament qui a porté sa peinture: "Nous autres les Catalans, nous pensons qu'il faut avoir les pieds solidement plantés dans le sol si l'on veut bondir dans les airs."
C'est dimanche dans le matin doré, je suis le dessin des terrasses sautillant de murette en murette vers le fil maigrichon du Francolí, cette rivière soudainement orgiaque deux fois par an. Le reste du temps, elle sèche sous les hallebardes jaunes des roseaux. On s'y baignait, on ne s'y baigne plus. Les poissons ne sont plus qu'un souvenir. Comment s'oublier aussi des vignes à qui les hommes enlèvent en ce moment leurs grappes? Merlot, grenache, pinot noir, macabeu, ..., c'est une chorale entière de cépages.
Longtemps frontière des frontières entre le monde chrétien européen et le monde islamique hispano-médiéval, la petite région s'appelle la Conca ("La Conque"), plus exactement La Conca de Barberà, et c'est dans cet espace que bahutent mes deux généalogies, les plus catalanes qui soient, Tarragó et Balcells par papa, Esteve et Serra par maman. Malgré les histoires de paysans sans terre et d'ouvriers à journée double qui lui sont affectées, fouler ce sol me rend gai, pétri qu'il est de pas de sardane, de chants choraux sous les voûtes d'églises romanes, et de petites motos qui pétaradent en soulevant la poussière des places, comme dans les films néo-réalistes italiens.
Au renversement du col de Cabra, une sensation merveilleuse m'étreint dès lors qu'à droite apparaît le premier village, Cabra del camp, sur sa butte rehaussée par un clocher à colonne unique. L'imagination s'empare des rues serrées, et alors se recomposent les conciliabules dans les entrées, les va-et-vient en espadrilles qui appartiennent aussi à Vilaverd, Montblanc, L'Espluga de Francolí, ces noms qui picotent comme les limonades et les eaux de seltz des vermouths.
Dimanche était jour de "festa major" à Lilla, un village de cent feux perché au-dessus de la plaine. La côte est intimidante, un petit Tourmalet. Le rituel des autres années a été observé à la lettre. Après la messe de douze heures trente, — à force de l'observer, le catholicisme catalan me semble de plus en plus ressembler à un catholicisme de crèche, un peu plat mais doux comparé à celui des processions de Séville —, la chorale de Lilla, onze femmes et sept hommes, a aligné ses chants dans la nef. Puis le bal des bâtons — une tradition moyenâgeuse — a claqué sous les deux mûriers et le platane de la place au profil tord-chevilles. Dans un coin, une vingtaine d'adolescents poussaient chacun sa "gralla", un de ces hautbois catalans caractéristiques, sorte de bombarde qui rend un son plus aigu que celui d'un biniou et qui accompagne le tournoiement des géants et des grosses têtes (il y en avait trois).
Au foyer, ce furent sardanes et apéritifs, et dans le brouhaha on entendait que chacun prenait des nouvelles du petit dernier, né à Barcelone ou à Tarragone. Tout bougeait, mais rien ne semblait avoir bougé par rapport à l'année dernière. Pas même le menu de la tante Sofia et des cousins Ramon et Núria. Les dix-sept qui sommes à table (cette année dix-huit, un fiancé a été adoubé) nous réclamons que rien ne change, surtout le veau élevé sous la mère, avec sa levée de suc mémorable bordé par un lit de champignons et de petits pois. Je n'en dirai pas davantage, sauf que par une infidélité faite aux vignobles de La Conca, c'est un Llàgrimes ("Larmes") de la Terra Alta qui est venu, armé d'âpre rocaille, tutoyer nos palais.
Je ne me suis pas rendu compte que l'abbé de Montblanc avait béni la table. J'avais pourtant devant moi le brave homme, un exemple de la génération des curés espagnols progressistes en jeans de la fin des années soixante. Il rénove à tour de bras le patrimoine roman de La Conca. Plus tard, on m'a dit que cette année il a fait plus vite pour la bénédiction. Je vous dis, un catholicisme discret. À moins que la routine... Je n'ai pas assisté en fin d'après-midi à la traditionnelle partie de football entre mariés et célibataires, et je ne doute pas qu'au moins une cheville a dû se fouler dans l'équipe des mariés. Dans ma situation, on compare, et c'est agréable de constater l'absence de guinguettes Ricard et donc de garçons ivres.
Je me trouvais déjà dans une autre fraternité, celle du premier soir de La Conca, quand les obliques du soleil commencent à raser les terres. J'ai vu tourner dans un champ l'une des éoliennes jaunes pas plus hautes que deux pommiers, elles servent à remonter l'eau. Diantre, toutes portent mon nom! L'usine où on les fabrique est aux portes de Montblanc. Je n'ai pas encore poussé la porte pour savoir si c'est de famille que d'aimer le vent.
Le marin réorienté directement vers La Conca par la gorge de La Riba frôlait ce petit bout d'univers. L'éventail s'est refermé au moment de franchir le col de Cabra. Une heure plus tard, à l'entrée de Barcelone, c'était les paquebots rangés dans le port et couverts de lampions.
À bientôt.
PS: Deux journées ont passé. Hier soir lundi, j'étais au Camp nou, "nous" avons gagné 3-0 contre Gijón. J'avais à mes côtés un fan suédois. Je me suis souvenu des forêts de la Dalécarlie, des bouleaux de Mora! Tous les mêmes ces Suédois: montés comme des armoires, à la seconde où on les observe, on leur voit pousser une hache au bout du bras.


lundi 24 août 2009

Chaise longue et réverbérations



Bonjour,
Ici, même le temps se repose. Les 180 coups d'aile que donne une mouche à la seconde m'affolent. Je viens de quitter ma chaise longue pour cette photo devant la maison de Jean-Robert, dans la rue principale de Pauilhac, entre Lectoure (vous savez!, le bleu de Lectoure) et Fleurance (vous savez!, le pays de Messegué). Je ne connaissais pas le Gers, sauf pour avoir vu au cinéma Le Bonheur est dans le pré. C'est admirable. Je n'avais jamais autant vu de platanes au bord des routes ces vingt dernières années. Ailleurs, la politique de sécurité routière les a ôtés à notre oeil de conducteur.
Question de devoir de vacances: qui a introduit le platane en France? Réponse: Pierre Belon, voyageur savant du XVIème siècle qui ramena également le lilas des jardins du Sultan de Constantinople. Je suis presque incollable sur les platanes. J'ai grandi avec eux sur le boulevard circulaire de Brive. À quatre pattes, nous tournions en rond autour. Enfants, nous tirions leurs écorces par plaques, nous hésitions à arracher celles où les amoureux gravaient des coeurs fléchés, à l'automne nous ramassions les akènes, leurs boules dépendues par la saison.
Si vous voulez connaître une ombre généreuse et fraîche, soyeuse et presque liquide, marchez un jour sans du tout se presser dans celle formée par les platanes de la Rambla de Port-Bou, à la frontière entre la France et l'Espagne. Si vous voulez sentir la marque d'une verticalité tourmentée, faîtes le tour de ville de Céret et regardez ensuite la série des Platanes que Soutine a peint comme des flammes. On les voit en ce moment au Musée (superbe) de cette ville, où l'on devrait obligatoirement passer un temps de son existence comme l'ont fait Picasso, Manolo, Masson et quelques autres grands peintres.
Pour le moment, c'est Pauilhac qui m'enthousiasme, avec ses champs de tournesol, corolles rondes comme des visages de madones délicatement inclinées. On ne le fera jamais assez remarquer: il n'est d'ombre sans lumière. Depuis mon arrivée, le soleil étire un drap dans le ciel, un drap blanc comme un masque du théâtre japonais. Sa réverbération fait des plans sombres au-dessous de chaque toit incliné dans la bonne direction.
L'ombre de Pauilhac met la lenteur à vif. Et c'est ainsi que nous philosophons dans nos chaises longues: Heidegger est-il ou ou non à vilipender? Je n'ai pas tout à fait la même interprétation que Jean-Robert à "la liberté, c'est la compréhension de la nécessité", bref, nous mesurons nos ignorances, ces ombres salutaires que dessinent en nous les quelques petits soleils qu'on a appris. Hegel abandonné, nous débattons de la pression des pneus de la Vespa de Jean-Robert comme des Laguiole qu'un manant qui ne s'est pas dénoncé a placé dans le lave-vaisselle, crime de lèse-culture pour tout citoyen né ou passé un temps par le Puy-de-Dôme ou par l'Aveyron.
Ainsi, à flottements lents comme ceux des anémones de mer, Martine, Toni, Jean-Robert et moi nous vivons dans l'attente de l'inéluctable qui cependant tarde à venir: se lever.
Nous nous y sommes résolu pour quelques courses au marché de Fleurance, sous la halle, à peu près de la même taille que celle de Gaudi au Park Guëll, sauf qu'ici les piliers multipliés sont droits comme des "i". Les halles du Gers, c'est quelque chose: j'ai croisé sur la route celle de Mauvezin, le pays de Roger Couderc, et beaucoup sont à l'identique, avec leurs toits amples comme des manteaux de bergers et si lourds qu'il leur faut des charpentes de chêne noués à la force 100. Vous l'avez remarqué? Curieusement, chacun de nous retient à vie des détails comme celui-ci: la charpente de Notre-Dame, c'est 800 chênes!
Des halles du Gers s'envolent les palabres autour du maïs qui pousse et du rugby, ainsi que la faconde du radicalisme politique, celui d'un Midi antiversaillais et rouge, fédéré à la fin du XIXème siècle à Béziers. Alors, ça tchatche pas mal à Pauilhac, surtout que la fête locale a bousculé nos nuits. Au petit matin, j'en ai vus qui flottaient sur leur nuage anisé, et j'ai songé qu'il y a quelques siècles ils auraient bataillé à charge de gnons, comme des sauvages, avec les villageois d'à-côté au jeu violent de l'époque, la soule. Dans la nuit, m'est venu par les claies des fenêtres, le propos d'une fille qui pleurait au bras de quelqu'un: "Il vient de m'envoyer un sms pour me dire qu'il en a baisé une autre." Il ne faudrait pas abandonner les enfants à la sortie de l'école. J'ai poussé légèrement le volet, je l'ai vue s'éloigner, hoquetant, le visage logé dans l'épaule du confesseur. Grave-t-on encore des coeurs fléchés dans l'écorce des arbres? En tout cas, on ne dit plus chaise longue mais..., mince j'ai déjà oublié !
Je ne peux vous quitter sans vous dire que les champs immenses font comme des paillassons de seuil à l'ados des collines au sommet érodé. C'est que le soleil brûle! Sans signaler non plus la présence d'un village qui se nomme magnifiquement Nougaroulet ("le petit noyer") ! Je m'arrête là, bien que le "Qu'est-ce que regarder sans penser?" de Goethe dans les jardins de Rome me tire par la manche. Je vois les perles de miel d'une glycine au bout des troncs noueux. Brive n'est pas loin dans ce bout de paradis intense. Je comprends maintenant qu'il soit, pour Jean-Robert, un point cardinal.
Je vous embrasse.


Sable breton


Chers toutes, chers tous,

Ici, il est préférable d’aimer les crêpes, l’odeur des algues, le va-et-vient des marées et les pulls à rayures... J’ai pris le petit escalier de Port-Haliguen qui mène à une crêperie de fond de ruelle, à laquelle il ne manque même pas le vélo bleu contre le fourré d’hortensias roses. J’ai laissé les bateaux dans la boue brune d’une marée basse, couchés sur une oreille. Sur un quai de granit, sous une sirène en bronze, toute une nostalgie de cordages et de filets retient le jour au mitan. J’ai pensé aux cours d’aquarelle d’Ester, au premier étage de la rue Girona, il aurait fallu tirer les pinceaux du sac...

[Je venais de tomber, juste sous l’escalier, sur une empreinte de l’Histoire, une plaque déposée par la Ligue des Droits de l’Homme en 1932 : « Ici est débarqué le Capitaine Dreyfus à son retour de l’Île du Diable, le 1er juillet 1899. » J’avais pris la photo, ma mémoire avait rassemblé tout ce qu’elle savait, j’avais songé très fort à Saïd, mon frère, mort dans le métro le 23 juin dernier, vingt jours après été élu trésorier de la LDH.]

... J’ai traversé la pièce plombée par l’ombre, nous sommes maintenant dans la cour de la crêperie de fond de ruelle, on regarde dans l’assiette d’en face une crêpe au caramel brun, on n’a pas d’intention, trop de beurre pour qui est civilisé à l’huile d’olive, on s’invente un bout de récit autour du visage de Dreyfus quand il pose le pied sur le quai graniteux, on ferme la parenthèse, la conversation est protégée par le ciel blanc gris, à la table voisine une grand’mère s’enquiert auprès de sa petite-fille de la vie qu’elle mène à Paris.

Paris, à 510 kilomètres : au cours du voyage, j’ai écouté à la radio Marguerite Duras. J’ai noté, tout en conduisant, cette phrase qui sort, on n’est pas sûr d’avoir bien retenu, de Moderato cantabile : « Les oiseaux s’aiguisent le bec contre les vents froids. » J’ai jalousé la perfection de la phrase. Une fillette disait très sérieusement d’une voix de fillette : « Les sorcières, on les voit dans les rêves, pas dans les rues. » J’avais trouvé beau l’entre sourire et rire de Duras qui alors avait jailli.

Je vous écris de Quiberon, au-dessus de la plage des pas marqués dans le sable, je lui vois la peau, elle a le grain des dos offerts et transis par les frissons. À la terrasse, un garçonnet ajuste ses lunettes rouges au-dessus d’un cahier de devoirs de vacances, la maman se penche, elle adoucit la réponse que cherche l’enfant ; le papa est comme le paysage, abandonné à une demi léthargie. Au loin, Belle-Île... Autour, sur les croupes des landes, les maisons et leur double coloration d’hirondelle... Et tous ces horizons de mer abandonnée en ce moment à des palpitations tranquilles : deux journées ici, et pas un soupçon de tempête.La Bretagne n’a pas été inventée par les Bretons uniquement pour lancer des pincées de sel et de beurre vers la France. Elle prodigue aussi la mélancolie et une façon de se serrer contre le monde quand le soir tombe sur les lichens. Je lis que dans Totalité et infini, Levinas consacre des pages à la caresse. Il écrit que la caresse « marche à l’invisible », qu’elle « fait naître un monde intermédiaire, où chacun, à la fois touchant et touché, n’est plus exactement soi-même, sans pour autant être devenu autre. » La Bretagne appartient à cet intermédiaire.

Salut, je file vers le Gers.