lundi 31 août 2009

Sur le sol de La Conca



Chers toutes et tous,
Quand l'autoroute du Sud entre Barcelone et Valence franchit le col de Cabra ("Chèvre"), la chromatique du paysage prend des tons plus tranchés. Croûte rouge des argiles, argenterie d'oliviers, mélopées d'amandiers, dings dongs fins des noisetiers me remontent par les pieds.
Le paysage implique le corps, le corps implique l'écriture. Comme souvent quand s'ouvre l'éventail fixé au col de Cabra, je pense à cette phrase de Joan Miró à Jacques Dupin, dans une allusion au tempérament qui a porté sa peinture: "Nous autres les Catalans, nous pensons qu'il faut avoir les pieds solidement plantés dans le sol si l'on veut bondir dans les airs."
C'est dimanche dans le matin doré, je suis le dessin des terrasses sautillant de murette en murette vers le fil maigrichon du Francolí, cette rivière soudainement orgiaque deux fois par an. Le reste du temps, elle sèche sous les hallebardes jaunes des roseaux. On s'y baignait, on ne s'y baigne plus. Les poissons ne sont plus qu'un souvenir. Comment s'oublier aussi des vignes à qui les hommes enlèvent en ce moment leurs grappes? Merlot, grenache, pinot noir, macabeu, ..., c'est une chorale entière de cépages.
Longtemps frontière des frontières entre le monde chrétien européen et le monde islamique hispano-médiéval, la petite région s'appelle la Conca ("La Conque"), plus exactement La Conca de Barberà, et c'est dans cet espace que bahutent mes deux généalogies, les plus catalanes qui soient, Tarragó et Balcells par papa, Esteve et Serra par maman. Malgré les histoires de paysans sans terre et d'ouvriers à journée double qui lui sont affectées, fouler ce sol me rend gai, pétri qu'il est de pas de sardane, de chants choraux sous les voûtes d'églises romanes, et de petites motos qui pétaradent en soulevant la poussière des places, comme dans les films néo-réalistes italiens.
Au renversement du col de Cabra, une sensation merveilleuse m'étreint dès lors qu'à droite apparaît le premier village, Cabra del camp, sur sa butte rehaussée par un clocher à colonne unique. L'imagination s'empare des rues serrées, et alors se recomposent les conciliabules dans les entrées, les va-et-vient en espadrilles qui appartiennent aussi à Vilaverd, Montblanc, L'Espluga de Francolí, ces noms qui picotent comme les limonades et les eaux de seltz des vermouths.
Dimanche était jour de "festa major" à Lilla, un village de cent feux perché au-dessus de la plaine. La côte est intimidante, un petit Tourmalet. Le rituel des autres années a été observé à la lettre. Après la messe de douze heures trente, — à force de l'observer, le catholicisme catalan me semble de plus en plus ressembler à un catholicisme de crèche, un peu plat mais doux comparé à celui des processions de Séville —, la chorale de Lilla, onze femmes et sept hommes, a aligné ses chants dans la nef. Puis le bal des bâtons — une tradition moyenâgeuse — a claqué sous les deux mûriers et le platane de la place au profil tord-chevilles. Dans un coin, une vingtaine d'adolescents poussaient chacun sa "gralla", un de ces hautbois catalans caractéristiques, sorte de bombarde qui rend un son plus aigu que celui d'un biniou et qui accompagne le tournoiement des géants et des grosses têtes (il y en avait trois).
Au foyer, ce furent sardanes et apéritifs, et dans le brouhaha on entendait que chacun prenait des nouvelles du petit dernier, né à Barcelone ou à Tarragone. Tout bougeait, mais rien ne semblait avoir bougé par rapport à l'année dernière. Pas même le menu de la tante Sofia et des cousins Ramon et Núria. Les dix-sept qui sommes à table (cette année dix-huit, un fiancé a été adoubé) nous réclamons que rien ne change, surtout le veau élevé sous la mère, avec sa levée de suc mémorable bordé par un lit de champignons et de petits pois. Je n'en dirai pas davantage, sauf que par une infidélité faite aux vignobles de La Conca, c'est un Llàgrimes ("Larmes") de la Terra Alta qui est venu, armé d'âpre rocaille, tutoyer nos palais.
Je ne me suis pas rendu compte que l'abbé de Montblanc avait béni la table. J'avais pourtant devant moi le brave homme, un exemple de la génération des curés espagnols progressistes en jeans de la fin des années soixante. Il rénove à tour de bras le patrimoine roman de La Conca. Plus tard, on m'a dit que cette année il a fait plus vite pour la bénédiction. Je vous dis, un catholicisme discret. À moins que la routine... Je n'ai pas assisté en fin d'après-midi à la traditionnelle partie de football entre mariés et célibataires, et je ne doute pas qu'au moins une cheville a dû se fouler dans l'équipe des mariés. Dans ma situation, on compare, et c'est agréable de constater l'absence de guinguettes Ricard et donc de garçons ivres.
Je me trouvais déjà dans une autre fraternité, celle du premier soir de La Conca, quand les obliques du soleil commencent à raser les terres. J'ai vu tourner dans un champ l'une des éoliennes jaunes pas plus hautes que deux pommiers, elles servent à remonter l'eau. Diantre, toutes portent mon nom! L'usine où on les fabrique est aux portes de Montblanc. Je n'ai pas encore poussé la porte pour savoir si c'est de famille que d'aimer le vent.
Le marin réorienté directement vers La Conca par la gorge de La Riba frôlait ce petit bout d'univers. L'éventail s'est refermé au moment de franchir le col de Cabra. Une heure plus tard, à l'entrée de Barcelone, c'était les paquebots rangés dans le port et couverts de lampions.
À bientôt.
PS: Deux journées ont passé. Hier soir lundi, j'étais au Camp nou, "nous" avons gagné 3-0 contre Gijón. J'avais à mes côtés un fan suédois. Je me suis souvenu des forêts de la Dalécarlie, des bouleaux de Mora! Tous les mêmes ces Suédois: montés comme des armoires, à la seconde où on les observe, on leur voit pousser une hache au bout du bras.


1 commentaire:

  1. Etrange le besoin que nous avons d'aller mettre nos souliers dans les pas de nos ancêtres: la semaine passée, je suis allé en "pélerinage" à Sampeyre, village de la vallée Varaita (jadis possession du marquis de Saluzzo qui voulait être rattaché à la France mais qui s'est heurté aux comtes de Savoie), sur les traces de mon grand-père, Giovani Giraudo, mort en 1916 au champ d'honneur avec les plumes au chapeau. Les noms sont effacés sur le monument aux morts, je n'ai pas pu retrouver le sien, et la porte du cimetière était close par une lourde chaîne. Pour me consoler l'aubergiste m'a servi la spécialité locale, des gnochi aux oignons fondus.

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