Brive-la-Gaillarde,
le 28 mars 2012.
À peine ai-je
parqué la voiture, avec sur la rétine l’empreinte de l’entaille creusée par la
Corrèze dans le massif hercynien, après avoir été accompagné depuis Tulle par
elle, sur laquelle bondit, de remous en remous, le bois flotté des souvenirs,
et mon frère m’a communiqué la nouvelle : la barre d’HLM que nous avions
longtemps habitée doit s’effondrer bientôt, broyée par des machines.
Vite !, retourner dans la Cité des Chapélies, la closerie tout de crépis
et de ciment de nos adolescences.
Tout semblait
se décider loin de nous et hors de nous, dans le lointain du centre-ville
ceinturé par un boulevard. Le cercle était étriqué, le mouvement y était
indolent. Comme nous procédions d’une marge, il semblait bon d’en sortir et de
se rapprocher du cercle. Ainsi, et par bonheur, quelques révélations
éblouissantes déferleraient sur des puceaux de sous-préfecture assoupie. Nous
recevrions leurs réverbérations avec la sincérité de l’âge, la fièvre au corps,
au coeur. Un jour, un principe de vie surgirait dans notre atelier du futur, le
lycée Cabanis. Il présentait l’aspect d’un météorite de chair et d’os,
tonitruant, sûr et volontaire, soufflant des mots brûlants de poèmes sans
masques.
Le météorite
avait notre âge. Il était doté d’un patronyme ordinaire, d’une physionomie
mollement asiate, et d’une tête franche taillée dans un bois dur. Dans la
contrée, on croise encore, au marché ou dans leur bout de vigne, de ces gars
généralement affublés d’un béret. Jean-Paul Michel nous annonça avoir pris
langue avec André Breton à Saint-Cirq-Lapopie. Nous eûmes raison de le croire,
et de nous atteler aux manifestes vibrionnants apparus avec lui dans
le décor humide et moussu accouché par la rivière. Jean-Paul fomenterait un groupe
nommé Braises.
Dans les mois suivants sa mise au jour, la désignation de « trublions aux
allures de poètes » par le journal local pensait dénoncer la moelle de nos
tendrons. On n'en avait que fiche!
Un objet lourd
avait cassé les journées ternes. À quatre kilomètres des Chapélies, à Estavel,
quartier des cheminots, une presse à cylindre du dix-neuvième siècle, tournant
à bras, trônait dans le garage de la maison familiale de Jean-Paul, rue
Jean-Baptiste Fournial. Le moment venu, j’expliquerai à Mila, ma petite-fille,
et à Martí, mon petit-neveu, que sans téléphone et à peine de télévision, sans
voiture et à peine de voyage hors du canton, « la chose » semblait, à
mes dix-neuf ans, sortir d’un colis envoyé par Jules Verne.
La presse
avait été camionnée lentement en raison de la surcharge depuis le Mas de la
Greffe, près de Montpellier, dans le « nez de cochon » (le populaire
Peugeot D4) du père de Jean-Paul Chavent, un autre de nos compagnons. C’était
un cadeau de Vodaine, imprimeur, éditeur et poète, lequel concevait et
réalisait Dire au
Mas de la Greffe. En 1966, à Brive-la-Gaillarde, la presse imprimerait quelques
tracts, « d'allure disons dadaïstes, à moins qu'ils n'appartiennent à la
préhistoire de Mai 68 » (de la bouche même de Jean-Paul Michel) et un seul
livre. J’ai perdu tristement mon exemplaire sur papier kraft (format 41 cm x
30,5 cm). Le Roi,
de Mohammed Khaïr-Eddine, forme un texte qu’on trouve depuis peu dans Soleil
arachnide,
en « Poésie Gallimard ». Ma main avait découvert dans le même temps
ce qu’est au papier le grain, ce que lui est le filigrane. Frôlant des siècles
plus tard la trempe de pâte liquide et pâle du Moulin Richard-de-Bas, dans une
des vallées d’Ambert, ma main se rappellerait la « Vodaine »,
aujourd’hui au Musée de l’Imprimerie de Bordeaux. Avec le temps, l’imagination
doit avoir dilaté son volume...
J’ai franchi
par effraction la barrière entourant la barre. Celle-ci est déshabillée de ses
fenêtres. L’image est inattendue. Blessante. Les trous sales pourraient sortir
des images de Sarajevo qui
griffent.
Pour les
bourgeoisies du centre-ville, la Cité des Chapélies représentait diableries à
leurs portes. Quand, dans un geste d’entrebâillement social mâtiné de bonté
piétiste, les parquets cirés et odorants du boulevard circulaire s’ouvraient
aux enfants de l’enclave excentrée et suspecte, ceux-ci étaient déconcertés par
la patine et les porcelaines en équilibre. Nous repartions toujours sur un
regard féminin qu’un bijou clair rendait supérieur.
J’ai foulé les
gravats du bâtiment évidé. Les débris des vitres craquaient sous les semelles
et le plâtre des cloisons abattues fardait les bas du pantalon. Avec à la main
la sonnette arrachée de l’appartement 10, porte gauche du premier étage de
l’escalier B, il m’est venu que si je retrouvai dans la cave des boulets de charbon
d’avant la généralisation du chauffage électrique, un passé d’expérience
domestique ressurgirait. À tour de rôle, il fallait les monter dans un seau allongé à
bec verseur. Descente immédiate : rondement, après avoir déblayé un amas
d’objets écrabouillés, il en est apparu, formant tout un tapis dans la
sous-couche de terre. Je me suis noirci volontairement les mains. Quelle
joie ! Il y en avait assez pour se noircir également le visage comme dans
un charivari africain. En remontant l’escalier, les lieux pour moi seul se sont
animés avec leurs prolétaires de toutes les branches, y compris des
adjudants de l’Armée et des simples gendarmes ; avec des ballons, des
garçons, des vélos, des filles.
Il s’enfuyait
certains soirs de l’une des baraques qu’on voyait du balcon, vestiges en bois
gris de la guerre, abris d'une population hétérogène. Amoul
frappait à notre porte pour échapper aux coups de ceinture de son oncle,
adjudant de carrière et salopard alcoolique. L’assiette ajoutée sur la table
est remplie de bouillon complété de vermicelle et de cou de poulet... Mon frère
et moi consignons en silence la bonté de papa et maman. La nuit qui danse à la
fenêtre nous demande : que pensez-vous de la vie ? D’Amoul, je garde
la reconnaissance embuée sur le sable blanc du cimetière, à Estavel...
Toutes les
portes, extérieures, intérieures, de la barre de huit escaliers ont sauté. La
rambarde du balcon est tordue. La mémoire a déposé une volière. Les oiseaux
menus, à plumage dominé par le jaune, aiguillaient leurs cris brefs vers un
homme épuisé de mémoire concentrationnaire, mon père. C’est comme si dorénavant
il n’y avait plus rien à oublier. Avaler ces vers : C'est pourquoi je
ne regrette rien/Et j'appelle les démolisseurs/Foutez mon enfance par terre/Ma
famille et mes habitudes/Mettez une gare à la place/Ou laissez un terrain
vague/Qui dégage mon origine/... (Cendrars).
Dans l’entrée,
je me suis dressé de tout mon haut pour dégager, sous deux couches de papier
peint, celui aux feuilles de lierre sur une apparence de mur gris. Sous les lambeaux
dérisoires effilochés par le haut, j’ai avancé jusqu’à la chambre du fond. Le
lendemain, y retournant ensemble, mon frère a reconnu ceux qu’il avait collés,
le bleu, le rose, épargnés malgré leur trente ans d’âge. J’avais « volé »
dans le réduit, penderie transformée en bureau, une photo cachée de SS femmes
lançant des corps décharnés dans une fosse de Mauthausen. Le papier bleu doit
se souvenir: les yeux écarquillés, le garçonnet désarçonné. Nous devrons
vivre/avec l’herbe apaisée/et le rire des catacombes. (Tranströmer)
En mai, la
barre va s’écrouler.
À bientôt.
Ps :
Jean-Paul Michel, Jean-Paul Chavent, Pierre Bergounioux (principal délateur de
notre commencement et de ses géographies), quelques autres, je ne sais pas si
je vous l’ai dit, mais ils sont de Brive-la-Gaillarde, du 19100, comme moi, et,
pardi, on ne va pas se demander pourquoi depuis quarante ans nous faisons les piverts à l’écorce des livres.