vendredi 25 décembre 2009

La mémoire des pulls

Bonjour,
Je possède un champ, situé plus haut, à dix parcelles de celui de la photographie prise du bord de la route vers Benaud. Chaque année, au moment des labours, "on" me le grignote de dix centimètres, toujours sur le même côté, mais fond d'automne après fond d'automne, le tracteur creuse son sillon illicite dans le silence de ma passivité. Il reste assez de place pour que tournent ensemble cent mules, alors!
Je ne me suis pas risqué sur le chemin. Il semblait aussi gras que le jour où j'étais parti en sucette sur une plaque de mottes moites. Bilan: j'y serais encore, le regard fixé sur le lointain puy de Dôme emmailloté de neige, si Bernard n'avait pas accroché un câble sous la caisse et tiré avec son tracteur... Je suis donc monté au village, où les pierres blondes suaient des pointes infinitésimales de glace. Justement, Bernard sortait de la cave en compagnie de Jean. Deux rosés légèrement piquants tirés d'un des fûts sombres sous la voûte grisée par les lichens, et l'on peut saluer le jour à son mitan avant de partir attaquer la soupe fumante. Bernard et Jean étaient en train de se séparer sous les fines brindilles du vent.
Derrière les granges, c'était l'insolente immobilité des pentes, et les caprices des branches au-dessus des galeries affaissées où, il y a soixante-cinq ans, on cachait les armes de la Résistance. Sur la place de Saint-Maurice, le monument aux morts est flanqué d'une plaque rappelant la rafle de 1943, et l'envoi en déportation de jeunes gens. J'ai pris quelques nouvelles des uns et des autres: madame Pla va sur ses 99 ans, elle monte encore les étages. Jean a fini de casser les noix, les cerneaux dorment dans les sacs, et en janvier, dans les montagnes du Livradois, dans un de ces creux où descend d'un coup sec l'altitude, la roue en pierre du moulin les écrasera. Je ne serai pas là pour tremper le pain dans l'huile chaude s'écoulant par l'orifice lustré, et rester accroché à l'odeur lourde soudée pour des semaines au vieux pull enfilé pour l'occasion. Quand j'ai remis le nez dans la pente, une barre de nuages blancs pesait au-dessus de l'Allier, longue écharpe entre ciel et eau, conformée aux méandres de la rivière. Le paysage avait éteint toutes ses lampes, il ressemblait à un orchestre placide attendant que survienne un orage afin de l'affoler, et sur les lèvres mouillées d'un talus on reniflait le passage d'un faisan transi.
Chez Annick et Pierre, j'ai croqué les dernières "red delicious" au vernis rouge intact tombées de l'arbre. Il y avait comme une humidité molle dans les haies, et comme une baisse générale de tension dans le potager. De derrière une fenêtre, à l'étage, sous la laine irréductible d'un pull réservé pour l'Auvergne, tout en regardant la cohorte des pommiers figés, j'ai ouvert la page où Jacques Chessex écrit: "Qui observe l'herbe du pré (elle pousse, fleurit, triomphe, elle se fane, se ruine, retombe et nourrit le sol pour s'accroître encore) -, qui songe au résidu de la belle forêt (il tombe au sol, se défait pour se décomposer et se resserrer en terreau), celui-ci se met à comprendre la physique et la poétique de Francis Ponge."
La neige avait fait des taches sur le pré de l'ouche, et les branches penchées sur la peau mouchetée auraient pu attraper sans effort les picotis de crème. En partant, je me suis à nouveau arrêté devant le champ photographié. Il continuait de suinter l'hiver par tous les pores. Le vent avait trop peu de peigne pour décoiffer la croûte marron aux copeaux saupoudrés de poussières de crème comme sur la "forêt noire" qu'on servait dans le temps à la brasserie de la Gare routière de Clermont-Ferrand. Tout ce silence qui ne quittait pas le puy depuis des jours réveillait la mémoire des pulls, et avant que la pendule cogne, ban, ban, je lâchai le noyer.
À bientôt.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire