vendredi 25 mars 2011

Le bal du bleu et blanc


Bessans, vendredi 25 mars 2011,

Bonjour,

La montagne ignore qu’on est vendredi et que ce qui importe pour qui va la quitter demain recommence à se trouver ailleurs. Durant toutes ces journées de présence, le grand bleu et le grand blanc sont restés enlacés. C’est le dernier après-midi et la langue de glace de Charbonnel continue de vouloir gober les lointaines fumées des avions qui passent. Nouveauté, et comme l’annonce de la fin d’un cycle, il est devenu soudain facile, en quarante-huit heures, à cause du soleil de plomb et de l’explosion du printemps, de saisir la différence entre un adret et un ubac. Dans la haute vallée que ferme Bonneval-sur-Arc, le Sud et le Nord séparent leurs couleurs. Maintenant, on distingue les sinuosités de la route vers l’Iseran alors qu’en face le serpent des skieurs s’imprime toujours dans le blanc souverain encore inaltéré. À l’adret, la couleur mentholée des cascades danse avec le brun de la terre en train de reconquérir sa visibilité. De ce côté-ci, on en a fini avec les avalanches. À l’ubac, elles menacent encore. Au milieu, l’Arc encaisse sans cesser des dividendes en eau pure. Il semble que rien ne puisse censurer la beauté du monde. Je viens ici parce que le ski de fond est dans son pré carré jusque tard dans l’année: les températures nocturnes plus basses qu’ailleurs figent la neige, et l’altitude de 1700 mètres au clocher de l’église assure une densité inespérée d’oxygène. L’idée du plaisir court sur le plateau, dans les petites forêts et dans les échancrures perpendiculaires où s’enfoncer jusqu’à des points de solitude extrême, mortifiés de hameaux abandonnés.

Certes, on ne se sépare pas comme ça de l’humaine condition. Mercredi, au bout d’une bonne suée jusqu’au val de L’Écot, sublime plat ouvert aux vents servis par l’Italie, je grignotais un Petit Lu assis sur les troncs d’une passerelle quand deux dames me ramenèrent dans un couloir du monde. L’une: “Il faut bien qu’elle assume”. L’autre: ”Il avait peut-être envie d’un enfant”. La première: ”De toute façon, avec ses 630 000 euros.” La deuxième: “Ah oui?” Je ne pouvais me détourner, aussi magistral que fusse le panorama, de la tentation sociologique. Les couches séparées des préoccupations professionnelles occupent la montagne en dehors des périodes de vacances scolaires. Ce n’est pas sans conséquences sur mon état d’esprit. Ainsi, moi qui suis un fondeur juste en dessous de la moyenne, je pourrais croire que je glisse à vive allure. En outre, et c’est un vrai manque dans le tableau, sont absentés du paysage les champions qui frappèrent à ma porte au temps de mes activités dans les sports marginaux. J’avais découvert le ski de fond un dimanche à l’heure de la traite des vaches dans un hameau d’Auvergne blotti contre le Sancy. Vin chaud, couperose aux visages, odeurs de paille séchée, ronrons des poëles, la civilisation des Saint-Nectaire, des Cantal et des Tommes. Et dans ce cadre de douces pentes nues, une course qui départageait les jeunes des villages. Je venais d’une antichambre de la plaine d’Aquitaine, d’un labyrinthe de collines ludiques qui n’avait d’autre prétention que de se la couler douce. La moyenne montagne me fut alors révélée ainsi qu’une certaine idée de la lenteur macérée dans le désert français. Quelques années plus tard, ce serait les grands rassemblements populaires dans les hivers nordiques, par exemple au pied des tremplins de saut à ski d’Oslo, les lumières diaphanes, l’air cru de Lahti, le goût de la myrtille dans le civet d’élan, et un peu plus tard la voix de Björk sublimant les choeurs lapons. Quand on m’invitait à la tévé française pour tenir chronique sur cette civilisation merveilleuse montée sur des planches depuis quatre mille ans, on me présentait d’une formule facile: “le pape du ski de fond”. J’avais bien oublié tout ça et remisé depuis longtemps les skis au fond d’une grange quand un jour de touffeur catalane, cherchant éperdument un horizon de respiration, l’acuité de ma demande interne devint telle qu’une nostalgie de froid, de glace et de bouleaux me saisit au col. L’hiver suivant, je pris la route de Bessans, là où, en ce moment même, des merles noirs dégonflent leur plumage avec l’arrivée de la chaleur et le grand bleu culmine rehaussé par le blanc.

À bientôt.