lundi 16 août 2010

Le toro, le baudet et la truffe

Barcelone, dimanche 15 août 2010
Bonjour,

Tout à l’heure les eucalyptus pleuraient au-dessus de moi de toutes leurs branches, la mer scintillait, et moi j’effectuais des pompes quand un chien m’a mis la truffe sur le nez. Pris de trouille de par l’irruption inattendue de la truffe humide, j’ai engueulé la propriétaire. La jeune femme en pantalon qu’on dit, je crois un sarouel, vous savez de ceux qui semblent avoir dix couches de Pampers à l’entrejambe, m’a traité de vieux con. Soit. Son compagnon, un Latino, a dit « partons ! » et, méditant l’incident tout en observant, à genoux dans l’herbe, la jeune femme, je me suis exercé à la recherche de son sociostyle. Ça détend ! Je lui ai trouvé aussitôt des airs de pacifiste baba cool à jambes velues meublée Ikea. Quand ce jugement m’a semblé définitivement pertinent, j’ai imaginé à tort ou à raison qu’elle sortait de la petite armée antitaurine qui a obtenu, il y a quelques semaines, l’interdiction des corridas en Catalogne.

Dans un pays, pardon !, une Communauté Autonome, où le « il est interdit d’interdire » demeure un des vecteurs premiers de la panoplie démocratique établie après la dictature, l’affaire, de ce seul point de vue, ne manque pas de sel. Soumis à mon propre questionnement, je dois avouer que cette interdiction ne me fait ni chaud ni froid. Il y a quelques jours, j’ai vu à la télévision un torero se faire percer une cuisse de part en part par la corne d’un taureau dans l’arène de Las Ventas à Madrid. La scène m’a laissé insensible alors que je frissonne systématiquement en regardant un motocycliste chuter et faire des cabrioles dans un Grand Prix. Mais voyez comme on est ! Lorsque j’ai visité l’Aquarium, je n’ai pas supporté le spectacle d’une cinquantaine de pingouins de Humboldt allant et retournant complètement dingos dans quelques mètres cubes de flotte. Si une plate-forme anti-zoos se constituait, je donnerais ma signature immédiatement, au nom de mes amis pingouins et aussi du spectacle de ces ours blancs qu’on voit hagards dans leur 200 mètres carrés de roches.

Le lendemain de l’interdiction, mon ami Pierre Daix, l’un des principaux biographes de Picasso, m’avait envoyé ce mot : « (...) Je suis triste pour les corridas. Picasso serait furieux (...) » Le même jour, mon ami et voisin Josep Maria, Catalan et fan de corridas, avait tranché : « C’est des cons et des démagogues. » Rosa Gil, la propriétaire du Casa Leopoldo, que je ne fréquente plus depuis qu’elle ne sert plus le déjeuner à dix euros « à régler en liquide », a déclaré à la télévision qu’il ne reste plus qu’à envisager l’exil ! Combien de fois m’avait-elle eu proclamée sa passion pour la corrida alors que je dégustai son merveilleux « cap i pota », un mélange de tête et de pieds de veau sur un lit de haricots blancs. Rosa est une voix autorisée : elle est la veuve du Portugais José Falcón, le dernier torero mort à La Monumental de Barcelone, en 1974, sous les cornes d’une bestiasse de 500 kilos baptisée Cucharero.

L’écho le plus le plus instantané m’est parvenu d’un excellent ami français par la voie d’internet : « Ils l'ont fait! mais pourquoi interdire quelque chose qui était en train de mourir tout seul tranquillement? le nationalisme régional est comme tous les intégrismes, une c... » En clair, encore un coup des indépendantistes. J’y ai repensé tout à l’heure sous mon eucalyptus après avoir repris ma petite séance de pompes. Que puis-je dire là-dessus ?

Lorsque je travaillais comme consultant pour l’une des principales entreprises nationales françaises, et dans un contexte où « l’éloge de la complexité » était de mode dans l’appréhension des modes d’analyse du monde entrepreneurial, un vieux de la vieille m’avait appris à exposer la différence entre « le complexe » et le « compliqué » avant de faire travailler les clients. Le complexe, c’est un tableau de bord d’un Boeing 747, et le compliqué, c’est un plat de spaghettis. La maîtrise d’un tableau de bord de Boeing 747 répond à des critères rationnels, celle d’un plat de spaghettis répond à des critères irrationnels.

Comment ne pas aborder cette affaire comme on aborde un plat de spaghettis ! J’avance ma fourchette et on verra bien si je ne vais pas me tacher : 1. La corrida est en train de mourir de sa belle mort ; 2. La société accélère le mouvement et se met à l’ordre du jour d’une époque où l’on est passé « de l’Histoire avec un grand H à la Nature avec un grand N » (Régis Debray) ; 3. Tous les sondages réalisés dans l’ensemble de l’Espagne donnent la majorité à l’abolition, soit dit en passant déjà appliquée, sans qu’on en parle, depuis 1991 dans la Communauté Autonome des Canaries à l’initiative d’un député du... Parti Populaire (droite), compliqué n’est-ce pas ! ; 4. Les abolitionnistes estiment, comme Michel Onfray (il a aussi parlé de ce sujet), que le degré de civilisation d’une société se mesure à la façon dont elle traite les animaux ; 5. Les abolitionnistes catalans se sont servis de la procédure démocratique de « la iniciativa legislativa popular » et ils ont rassemblé assez de signatures (180 000) pour demander au Parlement de se prononcer ; 6. À compter du moment où le sujet entre dans un Parlement, il devient forcément politique ; 7. La victoire du « oui » n’est pas exactement une victoire des nationalistes, par exemple le principal parti nationaliste Convergència i Unió (CIU), droite, avait laissé la liberté de vote à ses députés.

Ce que j’en conclus : l’interdiction de la corrida est le fruit de la rencontre entre une demande sociale forte et une démonstration de force identitaire pas forcément séparatiste, même si l’idée de l’indépendance croît au sein de la population catalane tout en restant minoritaire, en raison de la mise en cause par Madrid du Statut d’Autonomie pourtant voté par le Parlement espagnol ! Ce n’est là qu’un des signes du “déficit démocratique” dont pâtit l’Espagne. On ne peut oublier de signaler cet autre paramètre : malheureusement pour eux, la corrida (qui me laisse insensible) et le flamenco (que j’aime) ont été folklorisés par le franquisme pour les besoins touristiques des années soixante et il en reste évidemment des traces dans les esprits. Pour s’exciter et exciter, les nationalistes espagnols brandissent à tout va le drapeau espagnol avec un taureau en surimpression. Il y a quelques années, la réponse de jeunes Catalans avait été de symboliser leur nation par un baudet [la Galice si celtique dans ses paysages avait choisi une vache], et la pratique continue. Soit dit en passant, il est amusant de voir des voitures françaises arborer tout à la fois le taureau et le baudet sur leur carrosserie : des qui veulent être bien avec tout le monde ?, ou bien des gogos ? Cela me rappelle un livre au vinaigre publié en France dans les années soixante-dix :
La paella des gogos.

Amis d’opinions marquées, on peut toujours essayer de passer un coup de balai jacobin sur tout ça, d’ailleurs le Parti Populaire et le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol s’y emploient sur place, mais bon courage ! Le sentiment national reçoit l’aide des siècles, on appelle ça l’Histoire. Dans le tome 1 des
Mémoires de guerre, on trouve cette phrase célèbre du général de Gaulle : « Vers l’Orient compliqué je volais avec des idées simples. » J’avais repris la formule dans mon livre Le puzzle catalan, la nation fiévreuse. Je vous le recommande en toute modestie pour comprendre un peu mieux un territoire à nos portes marqué par un prégnant catalanisme sentimental qui peine à trouver une traduction sûre dans le catalanisme partidaire, divisé, fragmenté, sans Projet de Pays comme on le dirait, avec des majuscules, d’un Projet d’Entreprise, donc sans souffle unificateur. Je suis arrivé en Catalogne avec des idées simples, désormais je cohabite avec le compliqué et avec des jugements moins directs que celui sur la jeune femme au chien.

Voilà où m’a porté la méditation sous l’eucalyptus à cause de la truffe d’un chien et d’une jeune femme qui m’a traité de vieux con. Diantre, ce n’est pas une carte postale, c’est un parchemin. On sait avec Jacques Brel que “les taureaux s’ennuient le dimanche quand il s’agit de courir pour nous” et que la corrida “c’est l’heure où les épiciers se prennent pour Garcia Lorca”. Sur cette belle formule, Ite missa est!

À la prochaine.

Post-scriptum: le dialogue entre le taureau et le baudet se passe de traduction.