vendredi 28 octobre 2011

Sèves de Brive


Brive-la-Gaillarde, le mardi 25 octobre 2011.

Deux décennies durant, le monde a mesuré les cent pas d’une cuvette annoncée par un panneau d’orgueil : « Brive-la-Gaillarde, le riant portail du Midi. » Longtemps après, que ce soit en dévalant le versant vert du Massif central ou bien le versant de grès rouge prolongeant le blanc du Causse, ou encore en franchissant l’entrée par le plat blond aquitain, mes yeux enlacent les platanes du boulevard circulaire, puis mes pieds s’en vont scanner le sable blanc du fond de La Guierle. Les souvenirs d’une géographie enclose descendent comme des colombes à mes mains ouvertes. Je vous écris depuis cet endroit inaltérable, toitures d’ardoises et marchés ouverts, sols triasiques et permiens, jardins à petits pois et fraises, où je reçus l’offrande des racines, ces marchandes de sèves.

J’ai toujours considéré la ville comme un port à l’intérieur des terres. La présence d’un phare scrutant la rivière distraite par les goujons invitait les enfants à rêver de corsaires. Il ne s’agissait que d’un château d’eau inutile qui trompait son monde à cause d’une partie sommitale arrondie et de verre. Il équilibre toujours la toile de La Guierle, « notre » Place de la Concorde devant le Théâtre rénové : la façade a conservé ses formes, sa nouvelle peau meringuée est copiée de celle, poudrée, d’une princesse de la Cour de Vienne. J’y entendis chanter Jean Ferrat, Jacques Brel et Hugues Aufray avec à l’entracte quelque ventriloque. Des fauteuils furent cassés par des fans lors du passage de Johnny Hallyday. La sortie de ce spectacle serait houleuse et le nouveau commissaire me chercherait des noises confondant l’apprenti journaliste avec un « yé-yé ». Il faut croire que mon âge ne devait pas coller à l’idée qu’on se faisait d’un digne représentant de la presse. Sacha Distel me demanderait un soir en coulisses d’aller lui chercher son rasoir ! « Et puis quoi d’autre ? » lui dirais-je ; il en serait surpris et s’excuserait tout en s’arrangeant d’une fille foldingue le suivant depuis Valenciennes. Je verrais Tino Rossi sortir de scène hagard et marchant derrière le rideau rouge comme un automate. J’interviewerais France Gall en fin d’acné, nous avions le même âge, Poupée de cire, poupée de son. Passons.

Nous écrivions sous une lampe vacillante dans une maison obscure de la rue Majour et sur une IBM à boule 7XXD modèle 713, de couleur beige, considérée aujourd’hui comme « la plus pop des machines à écrire » ! Houhaou ! Le soir du référendum de 1969 perdu par de Gaulle, François Mitterrand fêtait non loin du Théâtre son parrainage d’un enfant de Roland Dumas. Le « chef » m’avait envoyé recueillir sa déclaration. Dans un sofa, Danielle Mitterrand et sa soeur souriaient et ne pipaient mot. Le grand homme m’avait remis une feuille très griffonnée, j’avais recopié la déclaration finale sur un cahier, il avait repris la feuille. Quelques jours plus tard, le « chef » avait reçu un coup de fil acerbe de la direction de Poitiers. Le grand homme avait protesté. On lui avait « envoyé un gamin, un stagiaire ». Ainsi suis-je né au journalisme dans le linge d’un prématuré.

Je viens de converser avec la factrice du quartier. Sa tournée fait 7,6 kilomètres et 782 boîtes à lettres. Un homme probablement des Ressources Humaines l’a chronométrée durant tout son parcours. La Poste entend-elle citronner un jour la postière ? À ses experts humanistes cette conclusion de Saint Augustin : à la différence de Dieu, qui est permanent, l’homme est éphémère. Que perçoivent-ils du Temps, ces contremaîtres ? C’est moi qui le dis, pas la factrice qui poussait son vélo le long de l’avenue de Paris (anciennement avenue du Maréchal Staline). Je disais « Brive, un port à l’intérieur des terres. » J’ai la mémoire annotée de mille détails sur une native propension au farniente : le « zaas » des moulinets des cannes à pêche, l’appel des cèpes du côté de Lanteuil, les décapotables des fils des quincailliers, le grattage des fraises, le souverain lâcher de merde des limousines sur le foirail au parler limousin. Le « coujou » désigne la courge en occitan de Basse Corrèze. Le « coujou » désigne également le Briviste depuis la guerre de Cent Ans. La population chassa l’Anglais en déversant des tombereaux de courges. La ville mérita du coup le titre de « gaillarde ». Confirmant sa nature, elle fut la première ville de la France occupée à se libérer par ses propres moyens le 15 août 1944.

Depuis la terrasse du Théâtre, on voit le marché glorifié par Brassens et on songe à la Trinité briviste des oies grasses, du rugby et des écrivains. Pour les oies grasses, il faudra repasser en décembre. En attendant, on peut se rabattre sur les cabecous permanents ou sur les pièces d’un veau élevé sous la mère. Pour le rugby, j’ai suivi samedi le match contre Bayonne comme s’il s’était agi d’une joyeuse partie de campagne. Ce jeu repose sur un merveilleux paradoxe : avancer en passant le ballon à un partenaire placé derrière soi. Pour les écrivains, les affiches annoncent la prochaine Foire du Livre, et, comme tous les ans depuis au moins vingt ans, le Tout-Paris littéraire se rassemblera sur La Guierle, un stylo à la main et une fourchette dans la poche.

Quelques heures avant la partie de rugby, je suis devenu le parrain civil d’un garçon, presque un homme, prénommé Sean. On ne chasse plus l’Anglais depuis longtemps. Aucun journaliste prématuré n’ait venu quérir de déclaration. J’ai offert au jeune homme Don Quichotte en Pléiade. Je lui ai murmuré En un lugar de La Mancha, de cuyo nombre no quiero acordarme,... sans le lui traduire. Toute langue est un chant. Je lui ai expliqué que mon propre parrain civil me l’avait offert, lui aussi. Finalement, c’est comme avec le rugby : on passe le ballon chaud à celui qui se tient derrière.En même temps, je me suis souvenu que Kundera a écrit:"Le romancier n’a de comptes à rendre à personne, sauf à Cervantès."

À bientôt.

mardi 18 octobre 2011

Le Morvan, Vercingétorix, La Hulotte et Mitterrand


Le mont Beuvray, dimanche 9 octobre 2011.

Bonjour,

Dans l’une de ses chansons, Raimon explique comment, en Catalogne, la pluie ne sait pas pleuvoir. À l’inverse, celle du Morvan manifeste un sacré savoir-faire depuis mon arrivée, il y a deux jours. Au bout d’une heure, quand on n’est pas d’ici, on fronce les sourcils, on maugrée un peu, on cherche le premier abri. Tandis que l’autochtone, né sous le signe des cumulus, ramène la capuche sur le front et marche imperturbable vers son porche. Je comprends l’autochtone. J’ai connu dans un passé auvergnat des orages automnaux obstinés. Les brouillards bloqués dans les fonds de vallée descendent jusqu’aux socquettes. Plus sympathiques sont ceux qui se fixent au-dessus de l’Allier. On scrute le mieux ces écharpes de tulle depuis le promontoire de Gergovie, où la statue de Vercingétorix rappelle la fameuse bataille. Il n’est pas saugrenu d’évoquer le chef gaulois au pied du mont Beuvray. L’élévation abrita la cité de Bibracte où notre Père à nous tous petits Français, réalisa l’unité des tribus gauloises face à César.

Je reviens à Raimon et à sa pluie catalane qui ne sait pas pleuvoir. Je le comprends aussi. Nous devons être quelques-uns, les jours de tempêtes ronflantes, à prendre le premier métro vers Barcelone centre, station Jaume 1er, afin d’écouter le fracas organisé par les gargouilles giflant les dalles qui entourent la cathédrale de l’antique Barcino. « La pluie, on en a besoin » vient de dire, à la manière du Sage, l’écrivain Jordi Puntí, rentré mouillé d’une ballade sans imperméable sur le mont Beuvray. Puntí a parlé comme un homme qui revoit ses vacances d’été. La formule est d’Alexandre Vialatte. Ce dernier a écrit qu’octobre « est le vrai mois des bilans », « le moment de ramasser les feuilles mortes alors que le hêtre s’est rouillé ». Puntí a essuyé trois petites gouttes à son front, puis il a regardé par la vitre persévérer les ruissellements. C’est l’heure des vêpres, un ordre de mousson aimable règne sur le Morvan : la terre buvarde, les fougères naines oscillent, le dos des Charolais vire au blanc de craie, les espèces discrètes comme clandestines sont à couvert dans les haies. Jordi Puntí quitte les lieux. Nous avons conversé ces deux jours avec des amoureux de la lecture. Nous nous reverrons au sec, à Barcelone.

Je songe à la Somme. Comment agissent sur elle les mouvements du ciel ? En effet, j’ai croisé en venant, du côté de Bourbon-Lancy, ses berges tranquilles jardinées naturellement à l’anglaise comme la shakespearienne Avon. En découvrant son nom, j’avais sursauté. Jusqu’à présent, je ne connaissais de Somme que picarde. Continue-t-elle dans les conditions du moment à tortiller à menus méandres et à répartir une harmonie enjôleuse ? Je fredonne l’air de Famous blue raincoat. Entre Leonard Cohen et harpes de pluies, s’intercale un Morvan prenant le pouls de la terre. Il me faut impérativement la fouler.

... C’est fait ! Je rentre du crépuscule du mont Beuvray sous les hêtraies. Je me suis souvenu que dans les années 70, nous étions abonnés à une revue artisanale élaborée dans les Ardennes. Elle se nommait La Hulotte. Avec ses textes condensés et ses croquis minutieux, elle apprenait aux citadins émigrés dans les campagnes à se familiariser avec le corbeau, avec la loutre, avec la fouine, avec le chêne, avec l’ormeau ; à pénétrer par le trou de la serrure dans les haies serrées des bocages alors maltraités par les pelleteuses du remembrement rural. Des paysans en souffrance se couchaient en travers des machines... La Hulotte n’aimait pas beaucoup le hêtre, principalement parce qu’il est réfractaire au gui. La Hulotte se laissait aller parfois à la tentation poétique. La Hulotte considérait aussi que le hêtre ne laisse guère de chance de survie à ses confrères. Son argument était en gros le suivant : le hêtre file droit en colonne vers le ciel, parvenu au plus haut il étale son branchage, il empêche le soleil de passer, les voisins du dessous dépérissent. La Hulotte, « le journal le plus lu dans les terriers », jugeait ce comportement inélégant et injuste. J’ai marché sans a priori sur les frais tapis de feuilles sang foncé et or brun des hêtraies majestueuses. J’ai éprouvé un plaisir quasiment thermal. Subissant l’attrait d’autres horizons de la réalité que ceux de La Hulotte, je me suis approché des chantiers des fouilles archéologiques qui alimentent le cordon ombilical avec le passé celte. Demain, l’ancienne Bibracte sera un peu plus mienne. Vincent Guichard m’a promis une visite du musée qu’il dirige au pied du mont Beuvray. Je saurai sans doute mieux comment les Gaules devinrent romaines. Anne Flouest, son adjointe, géologue et paléoclimatologue, doit nous concocter une soupe gauloise ! S’engager sur les ponts lancés par d’autres tient l’esprit en haleine.

Est-ce que la paléoclimatologie révise les variations climatiques de la politique ? Le sujet mériterait un colloque en chandail humide. Alors que je marchais sur l’humus cachant peut-être dans une couche inférieure un chaudron gaulois, un hêtre bordé par une roche grise a murmuré « Mitterrand » ! Il convient de se rappeler que le Président voulut se faire enterrer sur le mont Beuvray. Des aléas administratifs l’en empêchèrent. Je n’ai pas cherché le bois de Mitterrand. Je me suis rappelé combien la forêt et les prés consolaient certains hommes politiques de la fureur de l’ambition. N’en fréquentant plus, je ne sais pas si ceux d’aujourd’hui éprouvent le même besoin de compensation. J’ai imaginé les chaussures de Mitterrand dans la gadoue des fermes, par exemple au hameau « Le Poirier au chien » tout proche. Le nom est si gracieux. Il flottera encore en moi pendant plusieurs jours avec celui de la Somme. Dans ma Corrèze natale où un autre Président crotta abondamment ses chaussures lui aussi, un jour j’avais noté sur la route de Vigeois le joli nom de Gratterogne. Science fruitée que l’onomastique !

L’éternité avait beau tomber en averse sur le mont Beuvray, je n’ai pu m’empêcher de penser, à cause de Mitterrand, à l’une des images savoureuses du Cahier des dissonances que je remplis de temps en temps. On voit François Mitterrand et Michel Rocard en forêt. Mitterrand est dans son habit de campagnard aguerri. Rocard fait la tête du gars descendu en coup de vent de sa propre hauteur de vues jusqu’à la rue des Écoles chez Le vieux campeur. « S’il vous plaît, une tenue de randonneur ! » Comme on est ! La plénitude hurlait (j’emprunte à Pentti Holappa dans Les mots longs car c’est exactement l’effet qui m’a été offert tout à l’heure) et voilà que je me laissais distraire par le saugrenu dérisoire d’un célèbre coup monté.

Le Poirier au chien, la Somme, Gratterogne... J’aime aussi le nom de la pie bavarde, habitante du mont Beuvray. C’est pourquoi je me tais.

À bientôt.