dimanche 28 août 2011

Torino est une fête

Torino, lundi 22 août 2011.

Si je devais, à l’instant, faire cadeau d’une ville, ce serait Turin. Je m’y trouve. Je vous enjoins de ne plus dire Turin mais Torino. Essayez Turin !, maintenant essayez Torino ! Le sourire vous vient. Je suis à table. Au menu, tagliolini neri con gamberi e pesto. J’ai trouvé que l’intitulé pinçait la lyre de l’esprit gourmand. Si vous arriviez à l’improviste, vous craindriez peut-être la couleur noire dans l’assiette blanche, mais je vous encouragerais « n’hésitez pas ! c’est un délice ». La rue Conte G.Bogino a épinglé un nombre respectable de librairies à sa boutonnière. Avant de la traverser juste à hauteur du restaurant, j’ai exploré les tables de chez Comunardi. À ce nom sans équivoque, le temps de chez Maspero rue de La Huchette s’est aussitôt posé sur mon épaule. L’homme qui régente le lieu parle le français ; tout comme la gérante du restaurant, taches rousses sur la peau cuivrée, petite robe d’été fleurie sur la respiration sucrée d'une courte échancrure. Je n’ai pas eu à réclamer une Fiat 500 bleu pervenche dans le décor en lisière de terrasse. En voici une, elle pile, puis créneau, puis portière, puis lunettes noires, non, ce n’est pas La Cardinale mais comme toute rue d’Italie égale cinéma on prête à la dame qui descend un destin romantique. Avant de venir, quatre sèves seulement j’appariais à Torino : Fiat, donc Giovanni Agnelli, la Juve donc Michel Platini, les Jeux Olympiques d’Hiver de 2006 donc les Fiat et les Vespa de la cérémonie d’ouverture, enfin Le métier de vivre donc Cesare Pavese. Je suis hébergé en face de l’hôtel Roma où l’écrivain s’était donné la mort. Je suis décidé à lire en rentrant La maison sur les collines. La façade de l’hôtel Roma regarde d’oblique celle de la gare de Porta Nuova. On croirait, décanté par un architecte des grands travaux, un éventail de nacre richement ajouré comme ceux que Goya met aux mains des gentes dames de la cour. La façade avale l’entour par son prestige. L’envie de téléphoner à mes enfants m’a pris afin de leur rappeler le point d’or de leurs goûters anciens : Nutella. La marque appartient à la carte patriotique de Torino. J’ai été tenté de rapporter à chacun un pot de cinq kilos aperçu dans une vitrine. J’ai diminué le poids de l'intention. On éprouve sans remords des frissons de chocolat aux quatre points cardinaux de la ville, en particulier chez Florio sous les arcades, devant chez qui une dame assise sur une chaise devant un petit étal lit les cartes à une jeune femme perdue dans un regard de prière. C’est très étonnant de voir comment la jeune femme écoute obstinément à même le sol. Au camp, Desnos lisait les lignes de la main de ses compagnons pour qu’ils croient en l’avenir malgré le four crématoire. Suivant une recommandation visant le Florio, j’ai approché les lèvres d’une tasse de gianduia, puis tasse reposée, trois débordements de petite cuiller ont taché de marron La Stampa et traversé deux pages jusqu’à un article sur Berlusconi flattant la Lybie nouvelle. Mon départ est imminent et je ne saurai pas comment la pluie éclabousse les chevilles sur les pavés et sur les dalles impressionnantes des trottoirs. On pourrait tenir autour de chacune une vraie tablée. Avec tous ces interstices, descendre jusqu’au Pô en talons aiguilles doit s’avérer délicat. Le Pô est gravé dans la mémoire de l’école primaire. Résumé de gosse : la riche plaine du Pô traverse l’Italie, la botte italienne shoote dans une île. Sous les ponts, le Pô flâne, sans ambition, le courant ? Couleur de sieste. Sur une berge, un Garibaldi haut, grand et fort : le « père de la patrie » célèbre avec les Turinois l’anniversaire du risorgimento, 150 ans d’unité italienne, le mouvement est parti du Piémont, débauche de calicots vert-blanc-rouge. J’ai été tenté d’acquérir une belle gravure anglaise sur laquelle deux anges malins tiraient chacun de son côté le soufflet d’un accordéon diatonique, mais j’ai renoncé sagement. L’antiquaire de la Via San Tommaso m’a montré trois lettres de Napoléon, je lui ai répondu que je n’éprouvais pas de ferveur particulière pour l’Empereur. Alors nous avons parlé de la Juve et de Omar Sivori, mon idole quand j’avais douze ans. Je me serais alors damné pour Sivori et pour reproduire ses entrechats à l'approche de la cage des buts. L’italo-argentin jouait les bas baissés. Je jouais les bas baissés. Le marchand a d'abord paru très surpris qu'un étranger..., puis il a souri, puis il a corrigé mon accent : « Sívore ». Au milieu des parchemins, des gravures et des peintures, je lui ai raconté comment, afin d’entrer pleinement dans la peau de Sivori-Sívore, je devins pour toujours gaucher de la jambe à force d’heures, de journées, de semaines d’obstination, pilonnant d’un seul pied et de mon ballon de cuir rouge un mur dont le crépi décramponnait régulièrement. J’ai pensé que je devais arrêter bientôt ma petite histoire. Conséquence de ce transfert d’habileté, mon pied droit ne produirait plus que des shoots de pinson. Après ce dernier détail, le marchand et moi nous sommes quittés avec chacun un sourire de cordiale bienveillance. Je suis sûr que son père lui avait parlé de Sivori-Sívore. C’est de la main droite que je vous écris en vous souhaitant mille bonnes choses.

vendredi 19 août 2011

Au Descartes

Paris, août 2011.

Des cent plaisirs offerts par Paris au mois d’août, l’un colle tout à fait au souffle légèrement endormi qui circule dans les rues. C’est celui d’un Sancerre au ton ambré dégusté à la terrasse du Descartes. Aussi certain que Dieu n’entre pas dans mes plans, la petite bande du trottoir qu’elle occupe favorise l’indolence. Elle épouse un angle, ce qui donne des perspectives différentes à tout homme qui s’assoit là. Des chaises cannelées et des tables lourdes sont l’héritage du Descartes sous Mitterrand. Chaque époque est accolée à un Président, mais on se fait mal à l’idée qu’on est train de parler du Descartes sous Sarkozy. Ce chez-soi en plein air se trouve tout en haut de la rue Cardinal-Lemoine, à l’angle formé avec la rue Thouin. L’état de flânerie vaut autant pour le trottoir que pour le bitume. Pratiquement orphelin de voitures depuis le premier jour du mois, il dévale vers la longue oblique de la rue Monge. Les vélos ont un peu de mal dans l’autre sens. Figures nouvelles entrées dans le champ de vision par la gauche, un jeune homme, et avant même qu’il soit plus tard, une jeune femme, étrangers tous les deux, débouchent de la laverie automatique. Un paquet de linge sec leste leur silhouette. La Sorbonne donnerait-elle des cours d’été ? Figure, elle, ancienne, madame F. interpelle avec virulence les habitués du Descartes depuis sa fenêtre au premier étage en face. Bientôt madame F. n’est déjà plus dans ses rideaux au gris de nuage maussade. Elle est sous leur nez avec ses cheveux de filasse. Les habitués la rembarrent au moment où elle dépasse les bornes, alors elle s’éloigne mais pour revenir vite et cependant calmée. Les habitués renouent maintenant avec elle : quelqu’un s’inquiète de savoir si cette cousine courte d’esprit n’a pas oublié de déjeuner. À cette heure de l’après-midi, Le Parisien est très chiffonné, il a même perdu de l’encre. Ses pages des faits-divers sont passées par trop de mains. Un petit chien au pelage noir et blanc se frotte contre le pli des pantalons et les chevilles des petites Parisiennes vives et intrépides rassemblées autour d’un café. Elles vont au plus économique. Les unes rentrent de vacances, les autres vont partir. Elles sont aux portes de l’Université. On capte la teneur des conversations, on suit les mouvements du stylo d’un parieur devant la page des Courses avec le sentiment de ne rien voler. Oui, ce Paris-là, populaire et cordial, subsiste dans certaines poches de la capitale, sinon tout ne serait qu’injure adressée au passé.

Le Descartes se trouve précisément au 70 de la rue Cardinal-Lemoine. Au 74, une plaque évalue le séjour d’Hemingway au troisième étage : un an et demi. C’était un appartement « à l’infime loyer » ( dans Paris est une fête, l’ouvrage est ressorti récemment dans une édition augmentée). Au pied du même immeuble, la librairie Les Alizés fait le négoce de ses oeuvres, y compris en anglais, car il n’est de jour sans Américain poussant la porte. Les plaques aux façades sont les rétroviseurs sur une époque dont on a oublié le nom du Président : en regardant au 71, on apprend que James Joyce acheva Ulysse ici même, chez Valéry Larbaud. Emportée par sa confusion, Madame F. s’engouffre parfois dans la rue Rollin. Elle en ressort si rapidement qu’on n’imagine pas qu’elle ait eu le temps de pousser jusqu’où vécut Descartes. Pourtant, il suffit de trois pas pour lire sur cette autre façade : « Me tenant comme je suis, un pied dans un pays et l’autre en un autre, je trouve ma condition très heureuse en ce qu’elle est libre. (Lettre à la princesse Élisabeth de Bohême, Paris,1648) ». Il y a quelque vingt ans, un avocat de Clermont-Ferrand irrité par ce qu’il nommait l’abus de plaques en avait fait poser une sur sa villa du centre-ville : « Ici n’a pas vécu Victor Hugo. » Autour du Descartes, on n’y songerait pas un instant. Quand une jeune femme en simple marinière et zélée avec son compagnon commande un Armagnac pour deux, « le plus vieux » demande-t-elle, le fantôme de Jean Seberg détourne de la demi sieste ou de la lecture. Oui, un air de commodité souffle sur ce bout de trottoir. On venait de L’Épée de Bois, le cinéma au 100 tout rond de la rue Mouffetard, on avait traversé le cercle de la place de La Contrescarpe pleine jusqu’aux narines. Vingt mètres plus tard, dans son dos, on avait abordé le Descartes où deux cinquantenaires, lui avec l’accent portugais, elle avec l’accent de la Montagne-Sainte-Geneviève, racontaient leur mariage tout frais, elle avec des papillons d’amoureux de Peynet dans la voix. Madame F. ne tarderait pas à vitupérer à la fenêtre d’en face et les demoiselles intrépides ébruiteraient leur papotage sur deux tables rassemblées.