jeudi 30 septembre 2010

« Gauiller » en Basse-Corrèze

Brive-la-Gaillarde, le 25 septembre 2010.

Je suis venu embrasser le labyrinthe de mes collines, les bois et l’eau, et personne n’a été dupe parmi mes compagnons de voyage que j’avais l’échine qui tremblait ce matin devant la métamorphose de la couleur des pierres sur ces plats et versants transitoires avec un ciel pensif par-dessus. Le sentiment géographique, c’est le paysage incrusté dans la chair. Dans les tout derniers kilomètres avant notre arrivée, tout juste troqué le calcaire blanc pour le grès rouge, voici qu’éclatait devant nous une poche de schiste foncé puis que se signalait une longue langue de granit râpeux dont la fin se cachait sous les fougères.

Toute cette géologie vit aux lisières, rien d’elle ne tombe dans la cuvette de Brive, cette antichambre de l’Aquitaine, la grande plaine blonde et prometteuse. La noire et rude Auvergne est dans son dos, lâchant sur elle la Corrèze, « la rivière qui court ». Sur la carte des sols, son enclave de grès clair est signalée par une forme en amande. Ainsi, Brive (Briva, « le pont » des Celtes) repose sur un tapis sablonneux, un grès gris vert et friable justement appelé le « brasier ». Celui-ci fait aux pieds des maisons une poussière imperceptible qui collait aux semelles de crêpe de nos chaussures André, et je me souviens que celles-ci motivaient une allitération publicitaire répétée à l’envi par la radio : « André, le chausseur sachant chausser » ; effet d’autant plus aisé à admettre que nous étions au temps scolaire du racinien « pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ».

J’ai donc navigué avec mes amis catalans dans le labyrinthe, à cette heure d’automne où apparaissent les premiers cèpes et, cachés dans les zones de pinèdes, les premiers lactaires délicieux, que l’on nommait à l’époque...« les catalans » pour une raison restée mystérieuse. Les chercheurs les écrasaient d’un coup de tatane, ignorants qu’ils étaient alors des sucs francs et directs de cette espèce que la braise, l’huile d’olive et l’ail relèvent avec justesse. Je crois bien que chacun de mes compagnons (Núria, Mercè, Àlex, Joan : quatre prénoms bien de leur Sud à eux) s’est rendu compte au fil des heures combien le ruban des routes glissé dans les interstices de Collonges, Meyssac, Noailhac, Curemonte et Turenne, tourne, contourne, paraît se détourner mais retourne, au point de laisser envisager que bientôt nous nous croiserons nous-mêmes à l’un des cent petits carrefours interrompant les ronces et les ruisselets.

À ce point du petit film de la rencontre de mes amis avec mon biotope, me croira-t-on si j’indique que le 6 juin 1954, à la sortie de l’école Louis-Pons, vers 17 heures, j’étais monté à flanc de cuvette jusque dans les grands prés de Chèvrecujols, au-dessus de Saint-Antoine, afin de m’amuser avec les têtards ? Je n’ai rien dit ce matin, pourtant nous passions à leur hauteur. Je n’ai rien dit parce que je voulais retrouver leur emplacement précis, ce que le brouillard de la mémoire et des maisons nouvelles s’étaient chargés de confondre. En ce temps-là, je « gauillais », nous « gauillions », (drôle de verbe dont la variation bourbonnaise est « gouiller »), ai-je décliné avant d’expliquer l’inexplicable du verbe, c’est-à-dire la sensation de l’eau pénétrant d’abord la chaussure, traversant ensuite la chaussette de laine soudain plus présente, refroidissant enfin le pied. Au retour, les jambes pesaient plus lourd, et chacun se préparait à la protestation des mères musclée par la crainte des rhumes.

Il n’y a pas de doute à avoir à faire visiter à un ami des terres arrimées à la conscience d’être. C’est une conversation confiante avec un compagnon de plus dans la perspective. On ne se sent pas dans la peau d’un agent de l’Office de Tourisme, mais dans celle de qui peut confesser tel arbre, telle grille, tel numéro de rue, tel visage au marché. C’est un avantage savoureux, net et explicite. Depuis hier, nous marchons, nous roulons, et tout à leur disposition d’aimer, je comprends que mes compagnons me comblent de considérer la beauté de mes collines comme de ma cuvette pour ce qu’elles sont et pour ce qu’elles m’importent. Le cadeau est mutuel comme au moment d’échanger une liqueur Denoix pour une moutarde Violette.

Demain, nous partons pour Martel et sa lumière blanche tellement du Lot. La ville est prodigieusement belle, mais ce n’est plus chez moi bien que c’en soit si près. Les vibrations de ces deux jours emprunteront un autre cours, d’ailleurs on aura changé de rivière, je ne prendrai plus mes amis par le coeur mais par la main jusqu’à la halle. On est d’où est naît sans qu’on n’y puisse rien, et on perdrait à perdre le sentiment du sol. Ainsi, Brive m’a été accordé à ma toute première heure, et je suis heureux de venir voir les vivants et les morts, les clartés et les pénombres. Je pourrais me promettre de « gauiller » la prochaine fois. Mais bon !, les chaussettes ne sont plus de la même laine et sans la protestation de Maman...

À bientôt.

mardi 14 septembre 2010

Vas-y Coppi!


Sambuco, le 2 septembre 2010.

Bonjour,

Je pourrais vous parler saveurs, de l’antipasti et donc de la cuisson « al dente », ainsi que de l’agneau grillé servis à l’Osteria della Pace à Sambuco, mais après tout, vous n’avez qu’à franchir un jour le col de Larche et descendre la Valle di Stura jusqu’au village gardé par la cathédrale de pierre du Bersaio. Vous ne le regretterez pas. Une autre adresse recommandable est située dans la même ruelle, Via Umberto I, qui se perd derrière le Municipio paré de deux drapeaux, l’un italien l’autre occitan, signalant les très officielles vallées occitanes transalpines. Ainsi, Sambuco se nomme également Sambuc dans les registres. Mais allons à l’autre adresse recommandable ! On y butine son ravitaillement. C’est l’épicerie unique pour les 82 habitants. Une dame menue et supérieurement affable propose, au milieu des balais-brosses, charcuteries, fromages, cartes de l’Occitanie et cartes postales, ce à quoi on s’attend le plus derrière le pointillé de la frontière : le « classiche spaghettini » de chez Agnesi, et la polenta Fioretto, « la buona polenta cuneese », au paquet d’un kilo et d’un jaune bouton d’or qu’enrichit, flambante, la mention « no OGM ». Le temps compté m’empêche de descendre jusqu’à Cuneo où le chef de gare était, il y a encore trois ans, Gianmaria Testa, voix internationale pour coin du feu des sentiments ; voix lente « da questa parte del mundo », le Piémont aux automnes noirs de pluie et blancs de brume, aux hivers de neiges grises quand on atteint les plaines. En été, le soleil a beau tout essayer pour gagner les recoins de la Valle di Stura, des zones lui sont refusées net, marquées par des poches de sapins sombres et par des petits ravins aux ruisselets invisibles.

Un pas hors d’auberge, je me suis assis sur un banc de bois verni accordé à une comporte ancienne employée au décor. L’émoi que venaient d’éprouver mes papilles gustatives s’est estompé sous les géraniums rouges. Le désir de sieste a fondu dans un café vrai de vrai, sans Clooney dans la tasse, et mon âme a changé complètement de sujet. Aussi éloigné de vous que je me trouve, je vous adresse la requête qui m’est alors venue. Elle est en relation étroite avec ce qui m’a fait m’arrêter de frais ce matin en changeant de versant et en provenance de Barcelonnette.

Je vous en prie, trouvez pour moi quelque figurine en plomb de coureur cycliste ! Rien que ça ? Oui, rien que ça ! Jusqu’à présent, j’ai échoué dans ma recherche. Ou bien ces figurines ont disparu des magasins de jouets comme des étals des brocantes ou bien je manque de flair pour dénicher les amusettes. Au printemps, à Paris, avançant en direction de la Bastille par l’avenue Daumesnil, j’avais poussé la porte d’une boutique proposant des soldats de plomb. À peine avais-je formulé ma demande que je retournai au trottoir, chassé par la réponse d’un homme seulement perméable à son commerce : « Monsieur, vous croyez qu’on s’amuse à faire ça ici ? » Comme si un soldat de l’Empereur ou de la 2ème Division Blindée de Leclerc valait davantage qu’un Fausto Coppi ou un Louison Bobet. Vraiment ! Dénichez pour moi un de ces santons de la Vélocipédie qu’à huit ans nous poussions dans le sable en spéculant sur le champion du Tour et sur le « campionissimo » du Giro. « Vas-y Bobet ! », « Vas-y Coppi ! ». Je lui ferai le même lit de sable sur la tablette parallèle au bureau. Car...

Nous avions donc franchi ce matin le col de Larche. Aux premières maisons, nous avions entendu des sons différents pour désigner les choses. Ainsi, le lac ouvert au sommet était devenu « il lago », l’eau « l’acqua », la terre « la terra », et le ciel « il cielo ». Les sons nouveaux s’agitaient comme les clochettes de Papageno, « les voyelles rallongées retardaient la fin des syllabes ». La diversité des langues est musiques en si rebondissant sur musiques en la, un frou-frou, une soie. J’avais atteint le comble en lisant ceci dans la descente, dans une épingle à cheveux, sur un panneau tout à la gloire de Coppi, apposé contre un mur de soutènement dressé au-dessus du bitume : « Un uomo solo al comando, la sua maglia è bianco-celeste, il suo nome è Fausto Coppi » (« Un homme seul aux commandes, son maillot est blanc et bleu, son nom est Fausto Coppi »). C’est ainsi que s’était exprimé le chroniqueur sportif Mario Ferretti pendant l’étape de légende Cuneo-Pinerolo dans le Giro de 1949, et cette phrase radiophonique est restée dans l’oreille collective des Italiens. Je l’ai lue à voix haute pour mon plaisir et pour celui des gentianes, à l’endroit même où Coppi s’était échappé un 10 juin sous de grands nuages, et remportant du même coup le Giro. La rampe du col de la Maddalena qui devient col de Larche en changeant de pays est terrible. Dans la zone où Coppi déclencha son attaque célèbre, on a une perspective quasiment verticale sur une douzaine de virages. Éperonnée par l’acuité du sentiment géographique sans lequel il n’est pas d’épopée notamment, ma mémoire a sauté immédiatement dans le train de L’Équipe et dans ces quelques phrases d’un reportage mien : « (...) Wassberg, iceberg tranchant. Dans les bouleaux d’Oslo, Tomas Wassberg est seul aux commandes, le bonnet de guingois. Il coupe les secondes dans la forêt du Temps comme un Samson arracherait des arbres. Avec un nom pareil, l’eau et la montagne en un, voilà un bûcheron ailé de longs bras fins que les trolls accompagnent vers la médaille d’or du cinquante kilomètres des championnats du monde. » Posté dans le virage anthologique, j’avais relu une dernière fois la phrase de Ferretti et je m’étais promis de revenir au très beau livre (grande prose à rendre pâle Antoine Blondin) de Dino Buzzati, l’auteur du Désert des tartares, sur le Giro de 1949, où il évoque le fait d’armes de Coppi ainsi que, je m’en souviens, « l’enchantement revêche » de son rival Bartali.

Je voulais voir et j’ai vu le lieu où. Je vais quitter bientôt Sambuco-Sambuc et saluer à nouveau le panneau. Mon petit-neveu Martí, né il y a vingt jours, doit toujours téter le sein de sa maman. Vas-y Martí ! Moi je suis en train de téter le lait des cyclistes en plomb. Vas-y Coppi !

À bientôt.

lundi 16 août 2010

Le toro, le baudet et la truffe

Barcelone, dimanche 15 août 2010
Bonjour,

Tout à l’heure les eucalyptus pleuraient au-dessus de moi de toutes leurs branches, la mer scintillait, et moi j’effectuais des pompes quand un chien m’a mis la truffe sur le nez. Pris de trouille de par l’irruption inattendue de la truffe humide, j’ai engueulé la propriétaire. La jeune femme en pantalon qu’on dit, je crois un sarouel, vous savez de ceux qui semblent avoir dix couches de Pampers à l’entrejambe, m’a traité de vieux con. Soit. Son compagnon, un Latino, a dit « partons ! » et, méditant l’incident tout en observant, à genoux dans l’herbe, la jeune femme, je me suis exercé à la recherche de son sociostyle. Ça détend ! Je lui ai trouvé aussitôt des airs de pacifiste baba cool à jambes velues meublée Ikea. Quand ce jugement m’a semblé définitivement pertinent, j’ai imaginé à tort ou à raison qu’elle sortait de la petite armée antitaurine qui a obtenu, il y a quelques semaines, l’interdiction des corridas en Catalogne.

Dans un pays, pardon !, une Communauté Autonome, où le « il est interdit d’interdire » demeure un des vecteurs premiers de la panoplie démocratique établie après la dictature, l’affaire, de ce seul point de vue, ne manque pas de sel. Soumis à mon propre questionnement, je dois avouer que cette interdiction ne me fait ni chaud ni froid. Il y a quelques jours, j’ai vu à la télévision un torero se faire percer une cuisse de part en part par la corne d’un taureau dans l’arène de Las Ventas à Madrid. La scène m’a laissé insensible alors que je frissonne systématiquement en regardant un motocycliste chuter et faire des cabrioles dans un Grand Prix. Mais voyez comme on est ! Lorsque j’ai visité l’Aquarium, je n’ai pas supporté le spectacle d’une cinquantaine de pingouins de Humboldt allant et retournant complètement dingos dans quelques mètres cubes de flotte. Si une plate-forme anti-zoos se constituait, je donnerais ma signature immédiatement, au nom de mes amis pingouins et aussi du spectacle de ces ours blancs qu’on voit hagards dans leur 200 mètres carrés de roches.

Le lendemain de l’interdiction, mon ami Pierre Daix, l’un des principaux biographes de Picasso, m’avait envoyé ce mot : « (...) Je suis triste pour les corridas. Picasso serait furieux (...) » Le même jour, mon ami et voisin Josep Maria, Catalan et fan de corridas, avait tranché : « C’est des cons et des démagogues. » Rosa Gil, la propriétaire du Casa Leopoldo, que je ne fréquente plus depuis qu’elle ne sert plus le déjeuner à dix euros « à régler en liquide », a déclaré à la télévision qu’il ne reste plus qu’à envisager l’exil ! Combien de fois m’avait-elle eu proclamée sa passion pour la corrida alors que je dégustai son merveilleux « cap i pota », un mélange de tête et de pieds de veau sur un lit de haricots blancs. Rosa est une voix autorisée : elle est la veuve du Portugais José Falcón, le dernier torero mort à La Monumental de Barcelone, en 1974, sous les cornes d’une bestiasse de 500 kilos baptisée Cucharero.

L’écho le plus le plus instantané m’est parvenu d’un excellent ami français par la voie d’internet : « Ils l'ont fait! mais pourquoi interdire quelque chose qui était en train de mourir tout seul tranquillement? le nationalisme régional est comme tous les intégrismes, une c... » En clair, encore un coup des indépendantistes. J’y ai repensé tout à l’heure sous mon eucalyptus après avoir repris ma petite séance de pompes. Que puis-je dire là-dessus ?

Lorsque je travaillais comme consultant pour l’une des principales entreprises nationales françaises, et dans un contexte où « l’éloge de la complexité » était de mode dans l’appréhension des modes d’analyse du monde entrepreneurial, un vieux de la vieille m’avait appris à exposer la différence entre « le complexe » et le « compliqué » avant de faire travailler les clients. Le complexe, c’est un tableau de bord d’un Boeing 747, et le compliqué, c’est un plat de spaghettis. La maîtrise d’un tableau de bord de Boeing 747 répond à des critères rationnels, celle d’un plat de spaghettis répond à des critères irrationnels.

Comment ne pas aborder cette affaire comme on aborde un plat de spaghettis ! J’avance ma fourchette et on verra bien si je ne vais pas me tacher : 1. La corrida est en train de mourir de sa belle mort ; 2. La société accélère le mouvement et se met à l’ordre du jour d’une époque où l’on est passé « de l’Histoire avec un grand H à la Nature avec un grand N » (Régis Debray) ; 3. Tous les sondages réalisés dans l’ensemble de l’Espagne donnent la majorité à l’abolition, soit dit en passant déjà appliquée, sans qu’on en parle, depuis 1991 dans la Communauté Autonome des Canaries à l’initiative d’un député du... Parti Populaire (droite), compliqué n’est-ce pas ! ; 4. Les abolitionnistes estiment, comme Michel Onfray (il a aussi parlé de ce sujet), que le degré de civilisation d’une société se mesure à la façon dont elle traite les animaux ; 5. Les abolitionnistes catalans se sont servis de la procédure démocratique de « la iniciativa legislativa popular » et ils ont rassemblé assez de signatures (180 000) pour demander au Parlement de se prononcer ; 6. À compter du moment où le sujet entre dans un Parlement, il devient forcément politique ; 7. La victoire du « oui » n’est pas exactement une victoire des nationalistes, par exemple le principal parti nationaliste Convergència i Unió (CIU), droite, avait laissé la liberté de vote à ses députés.

Ce que j’en conclus : l’interdiction de la corrida est le fruit de la rencontre entre une demande sociale forte et une démonstration de force identitaire pas forcément séparatiste, même si l’idée de l’indépendance croît au sein de la population catalane tout en restant minoritaire, en raison de la mise en cause par Madrid du Statut d’Autonomie pourtant voté par le Parlement espagnol ! Ce n’est là qu’un des signes du “déficit démocratique” dont pâtit l’Espagne. On ne peut oublier de signaler cet autre paramètre : malheureusement pour eux, la corrida (qui me laisse insensible) et le flamenco (que j’aime) ont été folklorisés par le franquisme pour les besoins touristiques des années soixante et il en reste évidemment des traces dans les esprits. Pour s’exciter et exciter, les nationalistes espagnols brandissent à tout va le drapeau espagnol avec un taureau en surimpression. Il y a quelques années, la réponse de jeunes Catalans avait été de symboliser leur nation par un baudet [la Galice si celtique dans ses paysages avait choisi une vache], et la pratique continue. Soit dit en passant, il est amusant de voir des voitures françaises arborer tout à la fois le taureau et le baudet sur leur carrosserie : des qui veulent être bien avec tout le monde ?, ou bien des gogos ? Cela me rappelle un livre au vinaigre publié en France dans les années soixante-dix :
La paella des gogos.

Amis d’opinions marquées, on peut toujours essayer de passer un coup de balai jacobin sur tout ça, d’ailleurs le Parti Populaire et le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol s’y emploient sur place, mais bon courage ! Le sentiment national reçoit l’aide des siècles, on appelle ça l’Histoire. Dans le tome 1 des
Mémoires de guerre, on trouve cette phrase célèbre du général de Gaulle : « Vers l’Orient compliqué je volais avec des idées simples. » J’avais repris la formule dans mon livre Le puzzle catalan, la nation fiévreuse. Je vous le recommande en toute modestie pour comprendre un peu mieux un territoire à nos portes marqué par un prégnant catalanisme sentimental qui peine à trouver une traduction sûre dans le catalanisme partidaire, divisé, fragmenté, sans Projet de Pays comme on le dirait, avec des majuscules, d’un Projet d’Entreprise, donc sans souffle unificateur. Je suis arrivé en Catalogne avec des idées simples, désormais je cohabite avec le compliqué et avec des jugements moins directs que celui sur la jeune femme au chien.

Voilà où m’a porté la méditation sous l’eucalyptus à cause de la truffe d’un chien et d’une jeune femme qui m’a traité de vieux con. Diantre, ce n’est pas une carte postale, c’est un parchemin. On sait avec Jacques Brel que “les taureaux s’ennuient le dimanche quand il s’agit de courir pour nous” et que la corrida “c’est l’heure où les épiciers se prennent pour Garcia Lorca”. Sur cette belle formule, Ite missa est!

À la prochaine.

Post-scriptum: le dialogue entre le taureau et le baudet se passe de traduction.

vendredi 30 juillet 2010

Good morning Badalona

Barcelone, le mercredi 21 juillet 2010.
Bonjour, Je ne me lasse pas de Badalona. J’en reviens à l’instant comme on retourne d’une pêche dans une faille de la Costa brava : le panier plein. Il était un peu moins de huit heures quand je franchissais le Besòs, attention ce n’est pas le Rio Grande, afin de suivre le chemin côtier tortueux, attention ce n’est pas le Paris-Dakar. La mer prolongeait sa paresse nocturne, elle était infiniment plate, et sur la nappe débarrassée de bateaux, ni mouette qui s’envole ni liseré d’écume qui liche le sable. Je roulais sur la mémoire des usines abandonnées, le long des joues sales et graffitées des friches industrielles.
Quand, vers dix heures, l’orchestre solaire toucha le point d’orgue à grands coups de cymbales, l’eau, comme envahie par un Woodstock de sardines, scintillait en un milliard d’éclats. Tout le beau, rien que le beau s’exhibait et venait à ma rencontre. C’était à faire des claquettes avec mon vélo tout terrain sur le chemin maintenant élargi. Curieusement, il n’y avait encore à peu près personne sous et sur le Pont du Pétrole. Au bout de la jetée, la pêche est interdite. Je prenais le temps d’observer les bars malins effectuant des soli à la manière des dauphins du zoo. À trente mètres, une méduse sans son Poseidon battait des mesures alanguies et, sans le savoir, trois kayaks jaunes traçaient droit vers elle, impeccablement tenus par la technique de pagaie des trois navigateurs sous bob. Un « si que s’està bé » (« qu’est-ce qu’on est bien ! ») sonore fractura le silence assourdissant et je me joignis à cet aveu tout en cherchant à inventer un autre oxymore qui serait la version diurne de celui-ci que je venais d’apprendre, « l’obscure clarté tombée des étoiles ». Il n’y avait rien à saisir, et même rien à imaginer sauf peut-être de nager en rond dans la mer opaline. Je veux dire que pris dans le filet de la sérénité aigue entre ciel et mer, on ne pouvait même pas faire semblant de rêver ou de proférer des sentences sur des ce qui aurait pu être. Ce n’est pas que je me voyais en flâneur ahuri, non, mais je m’éprouvais en état de nue non-violence face à l’immensité sans rive.
Je me retournais, et Badalona alors s’offrait. Je ne lui pas encore percé le coeur, mais je nous sais en voie de compagnonnage. C’est une ville insistante à sept kilomètres de chez moi. Insistante, parce qu’elle est composée du récit ouvrier et de la synthèse entre la mantille de l’Andalouse et le bonnet phrygien du Catalan. Insistante parce qu’aux encorbellements des maisons bourgeoises de la Promenade répond un bric à brac de banlieue du Caire à hauteur de la plage du Cristall. Insistante, parce qu’elle est, en raison de tout cela, littéraire, avec une accentuation dans l’impasse de Banyoles, chicane serrée dans des murs blancs sur l’un desquels un invité a abandonné à la rage et à la peinture noire : « Regarde-toi, regarde-moi, le ciel est ma limite ».
À dix heures quarante-quatre comme déjà à dix heures trente-trois, l’Univers continuait de lustrer le Pont du Pétrole qui a perdu son ancienne raison de quai de raffinerie. J’étais en train de penser que ma petite errance était bien employée quand, au sortir du pont, ce que j’avais senti à l’aller revint à mes narines. L’effluve anisée de l’usine de l’Anis del Mono. Côté mer, il n’y a rien d’autre à voir qu’un haut mur jaune avec la reproduction de l’étiquette de nature darwinienne répandue dans le monde hispanique. Le nez est fait aussi pour voir, entendre et se souvenir, et c’est à d’autres paresses dans le luxe anisé de ce jour cru et emparé de canicule que je m’employais alors. Paresses insistantes du présent et du fond de l’âge. Le mur de la fabrique suait son parfum. J’avais fermé les yeux et je laissais entrer la Maria de notre rue Montaigne, toute de noir, sèche, osseuse, femme des faubourgs de Madrid. Elle marchait jusqu’à la roche esseulée où je m’étais assis, l’orange qu’elle tenait se laissa rouler jusqu’à la porte de mon léger assoupissement. Toc. Je me réveillais. J’enfourchais le vélo et j’entrais dans Badalona à la recherche d’anciennes Maria de Cordoue et de Grenade mariées à des bonnets phrygiens.
À bientôt.

jeudi 22 juillet 2010

Les potagers de Pégairolles


Barcelone, le mardi 20 juillet 2010.

Bonjour,
Comment attraper avec deux doigts un pépin de pastèque ? Bien entendu, le problème ne se poserait pas au sommet du Mézenc. En revanche, soumis à la touffeur de Barcelone devant ma petite assiette... Je reviens de France. J’ai quitté de si bon matin Lissac que c’est seulement à hauteur du viaduc de Garabit que le soleil a soulevé le paysage en un « tout compris » : prés, forêts, rivières et fermes longues. Plus au Sud, quand le Larzac juste se brise avant le Languedoc, je suis entré dans Pégairolles-de-L’Escalette qu’on ne voit pas de l’autoroute. De même que Victor Hugo a pu écrire que « Londres c’est de l’ennui bâti », je trouve que Pégairolles c’est de l’harmonie érigée.
Comme à l’accoutumée, le calcaire des maisons y était très intense, d’où des ombres au teint pâle dans la rue principale. Avec tant de chauffé à blanc, la paresse des chats s’étalait autour du monument aux morts, et c’est par un chemin étroit, couloir dérobé entre deux murs de clôture dans l’angle de la placette, que j’ai atteint l’objectif assigné la veille par mes hôtes de Lissac : des potagers comme on n’en trouve que dans la France de la lenteur, celle des quelques terres encore sans pesticides.
Je n’ai pas de vue à vous proposer. Offrir une image reviendrait à enfermer l’endroit dans une idée fausse. C’est merveille à absorber sur place, déclenchez donc les GPS ! C’est une peinture en mouvement qui se rétrécit puis qui s’agrandit comme un soufflet d’accordéon diatonique. Le regard marche sur un sol souple à force de tant d’eau serrée dans les canaux étroits et s’immisçant dans les berges infimes. De bon matin, je l’ai trouvée pimpante, avec des teintes de dos de truite et de cheveux gris. Ça en jette un jus dans l’esprit, et, à l’évoquer, je deviens gai comme l’oxygène pur de l’alpe où je retournerai glisser en février. « Si vous voulez vivre longtemps, disait Erik Satie, vivez vieux ». Pour cela, il est indispensable de trouver un cadre. Les gens de Pégairolles penchés sur leurs salades et leurs hissées de petits pois paraissent avoir opté pour le précepte du compositeur.
Il s’agit de cela aussi : si je donne une image d’eux, je risque qu’on ne croit qu’à une fonction décorative du penché des silhouettes, des gestes placides et des regards concentrés. Une dame s’est relevée avec, dans les jambes, soixante-dix printemps plutôt que soixante-dix hivers. Elle a sauté une rigole puis une autre avec dans les bras une portée de laitues forcément craquantes. Derrière un rectangle absolument parfait de dahlias, petite forêt de lampions réjouis au-dessus des lignes vertes tracées au cordeau, un homme en bleu a soulevé une des ardoises dirigeant le destin de l’eau. La belle s’en est alors allée mouiller un carré de terre brune ratissée, et, depuis le tout petit pont de pierres enjambant le ruisseau principal, je me suis alors demandé si ce bout de terre sous l’épaule du Larzac se soumet à la juridiction d’un Tribunal des Eaux comme dans la huerta immense de Valence.
En ce moment même, un fou hurle sur la Rambla. Qu’est-ce qu’un fou ? Tout à l’heure, la voisine du dessous a tiré la sonnette comme une malade, j’ai ouvert, sa voix et ses yeux se sont étouffés à la fin d’un strident « vous inondez ma terrasse ! » Il s’est avéré que les tuyaux de mon appartement sont sages. Alors, l'emm.... est repartie libre de ne pas endosser mon mépris. Qu’est-ce que qu’un fou ? Michel Foucault en a fait des pages qu’il me faudra lire sérieusement un jour. Cette question m’éloigne formidablement des jardiniers de Pégairolles. Vous ne pouvez pas les voir sur ma carte prise à une autre saison. Ils sont dans le dos du village. J’aspire maintenant à les observer dans le soir du Massif central qui, là-bas, bascule d’un coup en dessinant des ronds dans le temps.
À bientôt.

mercredi 7 juillet 2010

À puy ouvert


Jeudi 24 juin 2010,

Bonjour,

Comment renouer avec un paysage dont on sortit cabossé ? Je connais cette expérience. Deux voies se proposent : la fraternité des personnes choisies et l’apaisement des courbes immuables. Saint-Maurice est un village du Puy-de-Dôme qui semble appartenir plutôt à un Sud qu’à un Centre. Dans une Auvergne notoirement noire par saturation de grise andésite, ce lieu à flanc se pare de la blondeur de l’arkoze et, par soleil ouvert, il cligne facilement de l’oeil au mitan du jour. Ses maisons s’étalent comme un lierre sur les pentes d’un puy, le Saint-Romain. J’y avais connu une glycine dans un renfoncement. Elle n’a pas changé de place. Je viens de la croiser, plus forte, plus dense, désormais affermie dans son coin d’ombre, et comblée comme jamais de perles de miel mauve.

Ces derniers jours, il a plu férocement. Les cerises ne l’ont pas supporté. Derrière la fenêtre de la chambre fermée par le manteau de pluie, j’ai revisité en mémoire les fins uniques d’automne, quand les labours des champs croûtés par les premiers gels dressaient au pied du puy une composition de « forêts noires » dignes du maître pâtissier de l’Univers. Des semaines auparavant, entre septembre et octobre selon les années, l’air se colorait de vendanges. Il y avait les palabres dans la vigne de Jean, au Couget, face au lointain Sancy bleuté par la brume, tandis qu’Yvette et les autres femmes préparaient une joyeuse débauche de mets. S’ajoutait, et demeure, le goût de lichen des caves que l’art de ses constructeurs maintient à dix degrés constants. N’est plus, mais persiste en filigrane la langue du vieux garde-champêtre, Marcel Ameil, dit « Le Zézé ». Par exemple, son « C’est une après-midi lente comme une semaine » proclamait l’essentiel des étés lourds, à la période des lézards figés contre l’aplomb des murs.

Comme on le constate sur ma carte, le soleil a effectué son retour. Du pré d’Annick et de Pierre à Lissac, appendice du bourg, le puy Saint-Romain ne semble vouloir rien cacher sous son petit chapeau. Pourtant, j’y ai mon secret. Noyé dans des branchages et des ronces, un pied de pivoines à la couleur carmin n’attend que moi année après année. En fin d’après-midi, j’ai gravi la pente, j’ai écarté les branchages et j’ai coupé les quelques ronces. Las, je suis arrivé trop tard, et à la vue du pied écroulé et bruni, il ne restait plus qu’à rebrousser chemin en fredonnant un regret. On devinait en bas les méandres de l’Allier. Il faudrait reporter à une autre date la vision féerique de l’écharpe de brume qui suit la cime de ses arbres de berge en époque humide. « Qu’est-ce que regarder sans penser ? » écrivit Goethe dans un jardin de Padoue, touché par une grâce inexpliquée.

Je poursuis ma route vers le Nord. À bientôt.

mardi 25 mai 2010

Le trèfle à quatre feuilles cerdan

Saillagouse, dimanche 23 mai 2010

Bonjour,

On pousse la porte de Puigcerdà puis celle de Bourg-Madame, et on entre dans un immense salon vert orné d’un azur ceint du blanc de la dernière neige. La Cerdagne française tient en dépôt contre ses murs deux horloges, le Carlit et le Puigmal, sommets à 2900 mètres, et le reste, au-dessus de l’altiplano soumis à une lenteur pénétrante qu’enserre un air épais et cru, est toute une vocation d’étages à paître où l’on embrasse la terre en portant ses lèvres à l’iris des ruisseaux galvanisés par la fonte des neiges.

Je ne sais pas si l’on continue d’apprendre les grandes dates de l’histoire de France dans les écoles, et je ne me souviens plus comment nos instituteurs s’y étaient pris pour tatouer dans nos cerveaux plusieurs d’entre elles, par exemple 1515, la bataille de Marignan, par exemple 1659, le traité des Pyrénées. Comme les heurtoirs battaient les portes dans les cités anciennes, ces quatre derniers chiffres tapent contre la mémoire des Cerdanais et des Catalans dans leur entier. En effet, depuis lors la plaine perchée à plus de mille mètres est divisée en deux : une Cerdagne espagnole et une Cerdagne française que rien ne distingue, mêmes croisements de haies, mêmes herbes, mêmes arbres, mêmes tourbières où l’on « gauille »... [Sachez amis que ce verbe me submerge ; qu’il ressurgit comme le feu du temps où, dans les prés entourant Brive, je « gauillai » - nous « gauillions ») - avec délectation dans les prés humides, au milieu des têtards et de leur avenir de grenouilles ; qu’à cause de tout le suc qu’il dégageait en moi dans mon enfance, j’ai commencé très tôt à m’éprouver comme une sorte de « secrétaire de mes sensations ». « Gauiller » c’est quand le sol ne porte pas et qu’on s’enfonce libre et gai dans la petite boue d’un pré malgré l’engueulade à prévoir d’une maman à la vue des chaussettes mouillées et des doigts de pied brunis, engueulade aussitôt dite aussitôt effacée par la douceur d’une serviette.]

Après une grosse heure de grimpée, le nez dans les chaussures comme quand on regarde fixement sa roue dans la montée d’un col sévère pour ne pas distinguer la difficulté qui va augmenter, est venu le moment, dans le repos d’un replat et de granites éparpillés en cohortes de blocs pointus, de regarder en arrière. J’ai tenté de démêler l’écheveau des chemins vicinaux dans la plaine, en vain. Quant à deviner « la ligne », autrement dit la frontière, échec complet. Il faut avouer, et je vais m’expliquer, que l’affaire est plus compliquée que le plus compliqué des jeux de piste. Fichée au coeur de la Cerdagne française, une enclave espagnole, Llivia, un confetti qui fait la surface de deux arrondissements moyens de Paris, embrouille la lecture de cette partie du périmètre cerdan.

Cet embrouillamini sans interdictions de passage me ravit aujourd’hui car je vois en lui le symptôme d’une frontière apaisée. Autrefois, quand nous passions quelques semaines d’été en Cerdagne, j’interprétai autrement l’affaire. Nous prenions tous les quatre, en gare de Saillagouse, le « train jaune », le tortillard de poupée encore aujourd’hui très prisé des touristes, nous descendions en gare d’Estavar, nous empruntions un chemin poussiéreux jusqu’à une barrière gardée par des membres de la Guardia civil, nous laissions là mon père banni d’Espagne, et nous lui ramenions, l’allégresse pincée, des tourons et des amandes sorties des sacs de jute baillant sur leurs secs chargements dans l’épicerie de l’enclave.

Étouffés par l’hygrométrie ravageuse de leur côte, il est beaucoup de Barcelonais à avoir adopté la Cerdagne pour y boire un air plus clément à deux heures de route de leur résidence principale. Mais il y a bien plus profond pour expliquer cette pérégrination. Pour jauger un espace, il faut aussi faire cas de l’histoire des mentalités. La Cerdagne est le trèfle à quatre feuilles de « l’âge d’or » catalan, ce Moyen âge conquérant du comte de Cerdagne et de ses pairs dont je ne vous dis pas tous les noms car il me sera plus agréable de dégager leurs sonorités lorsque nous nous verrons. L’imaginaire de « la nation sans état » coincée dans l’Espagne actuelle est fécondé par la consistance et l’énergie politiques d’alors, forgées dans les montagnes des comtés et transcendées par le grand savant Ramon Llull, le « docteur illuminé », fondateur de la littérature catalane, condamné par l’Église pour avoir préconisé un partage entre foi et raison. Toutes raisons pour que l’axe Barcelone-Puigcerdà demeure une sorte de voie des origines...

Avec le petit groupe d’amis, nous avons continué de marcher vers l’abondante chevelure de nuages blancs mangeant le front et la nuque de l’azur. La coupole au-dessus de nos têtes adoptait les couleurs des compositions tendres de Nicolas de Staël, vous savez, quand le bleu avance vers le gris, et inversement, tous deux uniment pâles. Nous ne l’atteindrions pas, et même nous laisserions loin devant nous le Carlit, mais nous habitions tranquillement le paysage et cela suffisait.

La tentation du paysage c’est la tentation de la solitude, mais la présence d’adolescents vous écarte inévitablement de cette attraction. Il y avait parmi nous un gaillard fougueux et plein de l’oxygène de ses seize ans. Il y avait une élève du Lycée français, à qui j’enseignai sans que presque je m’aperçusse de ma propre gaieté les paroles curatives du Telefon de Nino Ferrer. Puis, j’ai cherché pour moi les paroles de Brigitte Fontaine dans Lettre à monsieur le chef de gare de La-tour-de-carol. Pardi, nous apercevions les toits du village ! Je ne me suis souvenu que de cette phrase : « Je veux vous dire de faire bien attention en traversant la voie ».

Je vous laisse sur cet avertissement sage. Je ne vous ai raconté ni la moitié de ce que la Cerdagne réunit dans mes pensées ni la moitié de l’effet de frontière sur moi. Mais si je prolongeais, je pourrais vous ennuyer.

À bientôt en tout cas.

Post-scriptum: j'ai une pensée pour une amie qui vient tout juste de disparaître, Catherine Thérouenne, comédienne, metteur en scène. J'avais produit l'une de ses pièces à Paris dans un théâtre de poche des bords de Seine dont j'ai perdu le nom. Elle y jouait du violoncelle.


samedi 8 mai 2010

Sur la trace de Pain et Raisin

Dimanche 2 mai 2010

Bonjour,

Comment allez-vous ? Vous m’enverrez des nouvelles. Ces jours-ci, je mets un point final à la relecture du Testament de l’Èbre de Jesús Moncada que nous publierons en octobre. La traduction de mon ami Bernard Lesfargues est magnifique. Bernard est un vieux monsieur, il a croisé les plus grands poètes, il est excellent poète lui-même, la langue d’oc est sa principauté, et je l’imagine avançant comme « un arbre qui se déplace » dans son grand pré d’Église-Neuve-d’Issac, une commune du Bergeracois, en direction du petit corps de ferme dont il a fait un atelier des mots. En ce moment, il est à l’ouvrage sur l’une de nos sorties du printemps 2011, Miroir brisé de Mercè Rodoreda.

Je pense assez fréquemment au coin de terre qui est le sien. Face au plaisant fouillis de chênes truffiers abordés par l’herbe rase, on ressent la tension de la solitude propre aux paysages ayant réussi à se maintenir à l’écart. C’est sa rivière souterraine, au sens où l’entendait René Char. Aujourd’hui, j’y ai pensé à mon arrivée dans la crique d’Ès Jonquet. Mon âme a réagi comme lors de mon premier aller dans sa parcelle de Dordogne : un frémissement !, ce n’est pas la chair de poule, non !, mais comme l’indicateur d’un état brut de la nature raffiné d’arbres, ici des oliviers. On est pris de l’envie de s’asseoir et d’ouvrir un livre pesant une heure (j’ai amené avec moi Platte river de Rick Bass), mais dès sonnée la deuxième seconde...

Appuyé contre l’un des murets de schistes, - on compte en dizaines de kilomètres ces hachures cochant les étages courts des olivaies de l'Ampourdan sauvage -, j’ai accepté immédiatement que le paysage se montrasse plus fort que le combat de Jack avec le saumon argenté « jaillissant comme une fusée » de la rivière. J’ai abandonné toute idée de lecture. J’ai sorti de mon sac une poignée de noisettes et le son sec de la pierre contre la coquille a donné des tours de trois secondes d’un flanc à l’autre de l’échancrure, versants apostrophés par la loi du silence au-dessus de la masse liquide, plane et sans l’embarras de quelque clapotis. Dans un fjord aussi authentique, même la mer s’évade de sa profondeur. Celle du Jonquet est une « grande bleue » avec des sons nordiques à l’ancre. On pourrait lui appliquer ce que Pessoa accorde à la littérature, « la preuve que la vie ne suffit pas. »

J’aurais dû marcher jusqu’à ce désert bien avant ce dimanche frais et menacé par l’orage. Idée saugrenue voire imbécile, je ne voulais pas le faire avant d’avoir entièrement écossé le vocabulaire de Pain et Raisin, ma première traduction, un roman de Josep Pla qu’il faut lire, un critique vient de l’écrire, « parce que nous aimons, nous aussi, que les écrivains arrêtent le temps. » C’est au Jonquet en effet que se dispute l’action principale de cette histoire de contrebandiers où le paysage finit par composer à lui seul tout un personnage tellement Pla déploie pour lui tout son nuancier. J’ai photographié éberlué une corde tranchée qui traînait sur les pierres plates aux reflets de coquilles d’huîtres avançant dans la mer de plomb : une corde tranchée donne la clé de l’énigme dans la dernière phrase de Pain et Raisin... J’ai décidé d’imaginer qu’elle attendait que je vienne.

Comme Josep Pla dans sa longue nouvelle, je suis parti de Cadaqués, place aux Herbes, maintenant place Frederic Rahola. Puis, j’ai pris la ruelle Sa Felipa, je n’ai pas retenu son nouveau nom. Une fois parvenu au cimetière, j’ai longé les murets de Port-Lligat au-dessus de la maison de Dali qui surprend encore, avec ses masques du visage de Gala à la pointe des toitures. Avant d’atteindre Ès Jonquet, il m’a fallu dépasser d’autres criques : S’Alqueria Gran, S’alqueria Petita. À chaque fois, je dois rectifier l’orthographe. Je place souvent le « i » du mauvais côté du « r » : tout de même, des sonorités luso-galiciennes sur la Costa brava ! Après S’Alqueria donc, et non « après S’Alqueira », commence une sorte de concours entre la terre et la mer, où jamais personne ne gagne comme entre jumeaux fusionnés. La tramontane les tient en liberté sous caution, prête à rugir pour finir de creuser les alvéoles dans la roche, et pour terrifier les genévriers cade frappés de gibbosité. Tout au-dessus d’Ès Jonquet, à la frange de la barre au fond du défilé, une ligne de pins isolés, bossus et terrifiés, semblent chercher quelque chose par terre, le nez au Sud. Tous définitivement penchés. L’Ampourdan ne serait pas l’Ampourdan sans le vent qui rend fou.

J’ai atteint Ès Jonquet par la pointe méridionale du cap d’En Roig. Au nord, tout près, les Pyrénées basculent et posent sur les flots une grosse patte, le cap de Creus... Un rocher inattendu et biseauté, tout de lames obliques de schiste au gris blanchi, annonce la crique. Dans le pays, on le surnomme le Tailledauphins, et Pla indique qu’il assure l’inertie des eaux dans le fjord.

Le retour par un autre chemin de contrebande dans l’humidité des joncs du torrent alluvionnant la petite plage, puis dans les griffes des ronces, s’est avéré à peine moins excitant. Ma sueur doit être légère, comparée à celle des porteurs de Pain et Raisin. J’achève cette carte devant un café crème, à la terrasse du Bar Marítim de Cadaqués, précisément là où commence l’intrigue. Des enfants tripotent les galets. Le père les leur chipe en riant, et il fait des ricochets entre les barques. Je rêve qu’une mésange charbonnière se pose quelque part sur le rebord d’une fenêtre. Nous sommes engagés dans le mois de mai.

À bientôt.

Post-scriptum: nous publions aussi Les Vaincus de Xavier Benguerel (Autrement, collection "Littératures Tinta blava").

lundi 26 avril 2010

Les gisants du Lluçanès

Mercredi 14 avril 2010.

Bonjour,

Comme je vous l’avais promis dans ma dernière carte, je suis retourné dans le Lluçanès. Je l’ai fait en emportant sur place mon coursier, un Giant en carbone anthracite, tellement léger (7,1 kg), qu’il faut se méfier des vents de côté. L’air qui se précipite en moi prend une valeur inestimable. « Le rêve enfourché » dit François Soulages. Je signale au passage que la moyenne kilométrique annuelle vélocypédique des Français est de 87 kms contre 800 kms aux Néerlandais. Je poursuis de grimper un jour le mont Ventoux, et peut-être m’inscrirai-je le 19 juin de cette année à la grimpée FSGT du puy de Dôme avec sa côte à 12% sur 5 kilomètres « terrifiants ». Alexandre Vialatte explique que l’Auvergne est dotée de plus de montées que de descentes. J’ai pu en dire autant du Lluçanès en descendant de mon vélo. Je gardais une impression fausse de ma première visite : rouler en voiture est très trompeur. Il m’a fallu « sortir » parfois le pignon de 28, celui avec lequel on peut « grimper aux arbres ». Il me paraît naturel d’adopter le jargon des « cyclards » !

Achille Chavée, dont je ne sais rien d’autre qu’il est belge, a dit : « Il est poétique d’écrire simplement pour le plaisir le mot palétuvier ». Je pense la même chose du mot « chêne vert » qui me fait ouvrir à chaque fois le dictionnaire pour en vérifier le pluriel. J’ai croisé plus de chênes verts en un jour dans le Lluçanès qu’en soixante années d’existence réparties entre le Limousin, l’Auvergne et Paris. Buissonnants, feuilles coriaces aux bords épineux, ne contribuant pas pour peu au vert foncé du maquis, ils rendent en certains lieux le sol indiscernable en raison de la densité des rameaux.

À la sortie d’un virage, j’ai ressenti le même choc que celui que m’avait procuré un jour la vision soudaine de l’abbaye de Pébrac, en Haute-Loire. J’avais devant moi, sur sa butte, l’église de Lluçà. La dernière fois, j’étais arrivé par l’autre côté d’où l’effet est médiocre. À la pointe de chacun des doigts fins des vingt-deux colonnettes du cloître construit en 1160 à taille de maison de poupée, le sculpteur a passé une bague au chaton large serti de figures et d’animaux, de motifs entrelacés. C’est un enchantement. Le Prieuré de Lluçà n’a jamais abrité plus de douze moines soumis à la règle de saint Augustin, mais ses vastes possessions lui ont conféré un pouvoir important à certaines époques. Contrairement à d’autres joyaux de l’art roman catalan comme ceux de la vallée de Boí où l'on regarde des copies, les fresques du monastère sont toutes originelles, ocres pâlis commandés à l’École de Giotto et soutenant aux limites de l’exubérance une Vie de saint Augustin.

Enfant, on nous demande de regarder devant nos pieds. J’ai exercé sur place cette recommandation : la dizaine de tombes anthropomorphes protégées chacune par un verre et disséminées dans le sol du cloître et dans celui de l’église, elle de 905, exhale des murmures en latin de nature à soulever le premier mystique de passage. C’est impressionnant.

Remonté sur ma selle, j’ai songé que le Lluçanès est une terre de gisants. Quand le regard se sépare de la contagion des chênes verts ou de l’accent circonflexe d’un pont ancien ou du désordre des pins, il tombe sur de longs lambeaux de granit raboté par les siècles. On dirait des langues de pierre. Elles se répandent jusqu’au milieu des prés et, au soleil de midi, elles doivent faire de bien belles méridiennes aux lézards et des tables naturelles aux promeneurs.

Vers Prats de Lluçanès, j’ai revu le monolithe discret marquant l’ouverture de la première fosse commune en Catalogne. J’étais venu là il y a cinq ans lorsque j’écrivais Le Puzzle catalan et que je voulais en savoir davantage sur la mémoire de la guerre civile. Rien n’a changé. La terre nue de marne jaune semble devoir jaunir encore longtemps. Ici, la guerre d’Espagne ne fit que passer trois jours, au moment de la retraite des Républicains vers les Pyrénées. J’avais alors demandé pourquoi une terre aussi plane et si bien prédisposée à la culture demeurait en lande rase. Aleix Cardona, conseiller municipal, m’avait alors expliqué qu’il y avait là quelques centaines de morts que les gens des fermes enterraient le soir après les affrontements du jour. C’est un morceau de terre de silence et de tous les silences, soixante-dis ans après. Au cimetière de Santa Eulàlia de Puig Oriol, repose depuis 1940 le corps d’un déserteur du Corps français des Tirailleurs Sénégalais victime d’une chasse à l’homme dans les bois du Lluçanès où il s’était réfugié en venant du Nord. Sombre affaire d’entre les affaires sombres des hommes déplacés en tous sens. Don Pacto-del-Silencio dit de ne pas réveiller tous ces morts-là, mais sa défense craquèle évidemment.

Au fait, Henry de Laguérie, journaliste d’Europe 1, vient de m’interroger sur l’affaire du juge Garzón qui me fait penser à Z le film de Costa-Gavras. Garzón peut payer cher de vouloir réveiller les morts. J’étais descendu depuis longtemps de mon vélo. À la diffusion, le journaliste a sélectionné ce passage: "L'Espagne n'a jamais réglé ce problème. En 1977, il y a eu une Transition fondée sur l'oubli. Aujourd'hui encore, droite comme gauche au pouvoir ont un mot d'ordre qui est le suivant Ni vainqueurs ni vaincus. Les vaincus sont extrêmement frustrés qu'on n'ait pas reconnu les leurs et que des milliers de cadavres soient encore sous la terre d'Espagne non identifiés." 114 000 Républicains espagnols ont disparu sous la dictature, explique Henry de Laguérie. On entend aussi le chanteur Paco Ibañez: "Il ne s'agit pas de vengeance, mais de justice c'est tout. C'est insupportable."

On enfourche son vélo, si léger, rappelez-vous, carbone, 7,1 kilos, et on est rattrapé par les gisants. À bientôt.

mercredi 14 avril 2010

À la terrasse de Cal Penyora









Samedi 10 avril 2010.

Bonjour,

Il y a longtemps que je n’ai pas envoyé de nouvelles. Ces derniers temps, je me suis grisé de Paris, d’un bout d’Alpe et d’un coin d’Auvergne. La vie, oui, pourvu qu’elle ait du goût ! Je ne sais plus qui a prononcé ces mots, et je n’ai pas mes carnets de notes sous la main alors que, rentré en Catalogne, je vous écris depuis la terrasse de Cal Penyora, auberge située au coeur de Santa Eulàlia de Puig-Oriol dans le Lluçanès, un altiplano de transition entre la civilisation des vignes et celle des moulins.

C’est le premier renseignement qu’on m’avait donné tôt ce matin en arrivant au bar de l’établissement. Une recommandation avait suivi : poussez à cinq kilomètres jusqu’au hameau de Lluçà pour visiter la petite merveille romane, ce que j’ai accompli entre-temps! Je m’étais aussi enquis du pourquoi d’inscriptions relevées ici et là, une fois qu’on a lâché la plaine de Vic et qu’on a pénétré dans les limites de ce terroir. Le Lluçanès revendique le statut de « comarque », subdivision territoriale à rapprocher de notre arrondissement départemental voire de notre canton. Mais les peintures s’usent et les banderoles se détendent. En vérité, le pouvoir régional planté à Barcelone, à cent kilomètres, s’en fout comme de l’an quarante et il laisse les murs bégayer leur clameur. Ne saurait-il prôner l’autonomie que pour lui-même ?

Ancienne terre de transhumance et toujours terre d’agriculture, le Lluçanès est un beau corps sculpté par une lenteur rêche dont l’avenir est davantage à la chambre d’hôte qu’au tracteur, mais son silence n’est pas impitoyable comme celui de la Creuse, peut-être à cause d’une rose des vents de Tramontane à Levant. Vous aimeriez. À l’instant où je vous écris, Santa Eulàlia sacrifie son samedi à des minutes qui font beaucoup plus de soixante secondes chacune et aux enfants léchant des glaces. Si l’on passait derrière les maisons, on verrait la neige oubliée sur les Pyrénées et l’on se surprendrait de l’avoir si proche alors qu’on marche sur une croûte ocre presque aussi craquelée que celle du Tarragonais.

En ce moment, l’air est un peu frais sur la terrasse de Cal Penyora, et l’envie monte en moi de me transformer en piéton du Lluçanès. J’en saisis la cause : de ma chaise, on n’échappe pas à l’horizon enfermé dans un point de lumière au bout du corridor formé par l’unique rue. Les villages catalans sont ronds de se blottir autour d’un toit d’église romane ou de château médiéval. Par son étirement, Santa Eulàlia contredit cet esprit de couronne. Il est écrit dans son extrait de naissance qu’il n’eut d’autre raison de vivre que d’abriter intra muros pour la nuit les défilés de moutons. Un point d’eau, une maison, puis deux, puis trois, puis quatre, et toujours en suivant le fil de la transhumance...

Bien de nos écrivains, Antoine Blondin le premier, ont poursuivi en vain le rêve de passer derrière un comptoir, ne serait-ce que pour observer le monde depuis cette position. Ramon Erra, auteur de En dénouant le mouchoir, un roman témoignant d’un imaginaire extrêmement fertile, y est parvenu à Cal Penyora par un simple fait d’association familiale, un phénomène dont la ruralité catalane est vertébrée. Chaque matin, Ernest, le père, allume le feu dans l’âtre ce qui vaut aux clients une saine application de tomate sur les tranches de pain brunies. Emilia, la mère, fait monter les saveurs du sanglier et de l’oie quand elle ne grille pas un lapin dans un buisson de farigoule.Teresa, l’une des filles, est préposée aux desserts et elle roule comme personne les « bras de gitan » dans lesquels elle emprisonne une crème jaune pâle. Sa soeur Àngels pilote énergiquement le service. Faussement placide, Ramon Erra est au percolateur. Ses yeux crépitent : chaque conversation représente probablement le sujet d’une nouvelle qu’on ne lira jamais mais on imagine que des bribes arrangées viendront se suspendre au balcon de quelque intrigue. Nous avons parlé. Nous reparlerons. Les terroirs sont des commodes dont on ne peut pas ouvrir d’un seul coup les nombreux tiroirs. Au passage, averti de mon nom, il m’a trouvé un ancêtre bien peu recommandable: un Tarragó du XVIIème siècle qui, appelé par les communautés villageoises du Lluçanès, déterminait si la malheureuse désignée était ou non une sorcière. Si vous passez par là, arrêtez-vous à Santa Eulàlia de Puig-Oriol, ça vaut cent Lloret de Mar et deux cents Saint Cyprien.

Il m’est tout à fait impossible de poursuivre. Un « xató » m’attend près de l’âtre : c’est de la scarole agrémentée de morue douce et prise dans une sauce fauve où l’ail, l’amande et la noisette ne sont pas les moins perceptibles. J’aurais aimé vous parler de l’église de Lluçà, des petits chênes verts disséminés autour des tables granitiques concurrençant les grès fragiles. Ce sera pour une autre fois. Il est à peu près sûr que je reviendrai. Uror et in montes flammata mente revertor (Je brûle et je retourne dans les montagnes l’âme en flammes). C’est tiré de Pétrarque et relevé dans la Correspondance de Cingria que j’ai emportée avec moi. Notre Genevois conclue parfois ses lettres par un tibi et vale. Je fais de même.

vendredi 12 février 2010

Sarko 1907

Bonjour,
Je sais que la plupart d'entre vous ont les pieds dans la neige. À Barcelone, on ne met pas les pieds dans l'eau, mais hier par exemple c'était presque tout comme, bien que les autochtones paraissent menacés de gerçures à les voir dans leur manteau. Les services de la météorologie nous promettent pour aujourd'hui de la neige dans les Pyrénées, mais un velum de grand bleu au-dessus de la ville. Le baromètre confirme la prévision, mais on en doute dans l'aube grise.
Comme presque tous les jours, j'entrerai tout à l'heure dans le hall du Club Natació Barcelona, une institution sportive locale vénérable née en 1907, et je croiserai en haut du grand escalier de marbre le regard de notre Président, oui!, un Sarkozy au bain, du début de vingtième siècle.
Bon week-end.

samedi 2 janvier 2010

Dans l'aube de Sète

Bonjour,
Le mistral soufflant la veille a replié ses bras, les blancs chalutiers dessinés le nez haut pour la pêche arrière dorment à quai comme tous les bons dimanches, et les loupiotes du mont Saint-Clair sirotent les eaux inertes du canal royal. L'aube de Sète réfléchit à l'intonation qu'elle adoptera durant le jour. Immuable sur le versant d'en face, la Sainte Mère du clocher de Saint-Louis couve les toits, la tête inclinée au milieu de l'ombre très noire. Des pavés frottés et luisants du quai Aspirant Herber montent d'autres nuances: boules claires dans les mailles de filets rassemblés par paquets, brillances perdues dans les fonds de claies, pâleur d'un pointu retourné... Sète est de ces villes, rares, qui sonnent dans la tête, dès qu'on a franchi ses ponts araignées qui grincent en s'ouvrant aux bateaux. On aimerait avoir une histoire avec cette antithèse des cités carcérales.
Comment va s'éveiller l'étang de Thau derrière le Mont Saint-Clair? Probablement dans une paix de couffin, avec le temps qu'il fait. Goût d'éternité: en face de Bouzigues, les parcs à huîtres et à moules palissent la surface de la mer intérieure nourricière. C'est par là qu'il fait bon arriver l'hiver, il reste douze kilomètres avant Sète, sous les nus branchages des mûriers et dans le silence des placettes rompu par le moteur de l'Ami 8 enveloppée dans un vert clair d'époque, et qui garage à côté de "La Voile blanche". Je ne l'ai pas vue hier soir, elle était remisée, le village se sanglait dans l'attente du vent. Unique client, debout à la demi-intempérie, j'avais enfreint la solitude du pizzaïolo devant le petit four de son camion. Puis, avait surgi un gars bien brave à qui il venait d'arriver une série de déconvenues. Il s'était mis à les raconter avec la faconde naturelle du pays, ajourée de voyelles pleines. De tant chanter, sa langue semblait le laver de la contrariété.
Bouzigues est une entrée en matière parfaite avant de rallier Sète. Depuis son rivage, le Mont Saint-Clair soulève sa forme singulière de baleine. C'est pourquoi la cité s'est longtemps appelée Cette, déclinaison du "cetus" latin. Dans la ville inventée par Louis XIV, sur les étagères du versant que ne voit pas Bouzigues et que j'observe depuis ma fenêtre, le décor ne s'inquiéterait sûrement pas de voir entrer soudainement chez lui les anciens "nez de cochon" des livreurs, les Dauphine, les 4cv, et même des leaders syndicaux CGT en casquette. Autour des petites Halles en fer que regarde le Barajo avec son entrée qui grince aussi à cause de son âge, l'on "entend" des gazouillis de limonade, et des ruissellements de bains-douches municipaux. Aucune des rues ne reste sur son quant-à-soi, et au creux de cet univers urbain sans rivalités et sans maquillages, l'eau semble assouplir l'esprit, encore qu'à la Saint-Louis, en août, elle l'ébouillante. C'est le moment des joutes, un four ardent de bruits et de couleurs.
Je connais Sète depuis trop peu d'années pour en savoir l'incidence authentique dans l'histoire familiale des Vilar et des Valéry, des Brassens et des Combas, noms que le vent de la renommée a emportés loin de la petite gare. Eux sont partis, d'autres sont arrivés au rythme des déplacements européens de main-d'oeuvre et des misères localisées. Sur l'un des thoniers, j'ai lu le nom de Giordano, et sur des boîtes à lettres ceux de Catanzano, Lopez et Hostalrich, tandis qu'au fond de la rue Honoré-Euzet on croise l'Afrique maghrébine. Il faudrait lire Sète plus lentement: peut-être n'est-elle pas aussi distinctement la ville-mégaphone qu'on écoute respirer!
Le jour s'est imposé depuis quelques heures. Je lève le nez vers ma fenêtre depuis l'autre côté du quai. J'ai marché. La marche est un exercice salutaire, pour la santé, pour la fantaisie et pour la pensée. Voilà que surgit la brioche des Rois dans la vitrine de "L'Épi d'or"! Le vert, le rouge et l'orangé des fruits confits, c'est les mêmes que ceux d'avant l'invasion parisienne de la frangipane! On est conduit par le hasard, ce beau guide, vers des plaques sétoises racontant des destins collectifs, des départs de valises lourdes en carton entourées de ficelles. C'est l'épopée des juifs de "L'Exodus" vers Israël, en 1947, et celle des Républicains espagnols du "Sinaïa", le navire parti en 1939 pour Veracruz. On aimerait revêtir le maillot du Guidon Club Sétois qui se proclame au bout du bout d'une rue mouillée. Quelles peuvent être ses couleurs? "Tusaisversouivacetempsdemerde!" C'est comme borborygmé de derrière une porte que traversent des voyelles ni plus ni moins allongées que celles de Bouzigues. Et mes yeux ont soudain bégayé: j'entrais dans la rue... Désiré Koranyi! Dans mon cerveau, il n'y a alors plus eu que des majuscules fermentant dans une amplitude de cinémascope. Désiré Koranyi! L'homme, âgé, ne me dépassait pas, ou à peine, il ne pouvait pas mesurer plus d'un mètre soixante-cinq. Adolescents avancés, mais encore à l'apprentissage à ses côtés dans la surface de réparation, nous voyions le ballon rond arriver vers nous dans les airs. Comment s'y prendre alors qu'il est parmi nous?, et, pendant que nous réfléchissions trop, lui, projeté comme un ressort, montait et dépassait nettement tout le monde, y compris les plus hauts. Le front frappait méchamment le cuir. La première fois, nous nous étions raconté dans le vestiaire que jamais nous n'avions entendu un bruit aussi sec dans un stade. Le temps semblait se fixer sur les deux ou trois frémissements qui parcouraient sa nuque. Au-dessus de nos airs interdits, il semblait rester suspendu à son geste irréalisable. Ce souvenir a pour moi l'incandescence du rouge des ballons de Nicolas de Staël dans ses tableaux. Monsieur Désiré avait un accent hongrois, j'entends confusément le "vous avez vu moi, les petits!" qu'il énonçait en retombant. Il avait été l'idole des Sétois ce qui pour nous, jeunes gens de Brive, ne voulait pas dire grand chose. Nous ignorions absolument tout de Sète.
À bientôt.