vendredi 16 octobre 2009

Cassures...

Chers toutes et tous,
Quand le temps retourne sa chaussette en automne, il faut voir comme le pavé s'endort à une heure plus européenne sous les terrasses rentrées, et comme les gens ferment les fenêtres en baissant légèrement la tête. Quant aux matins... 21° à l'aube, avant-hier, 13° à la première heure, aujourd'hui!, c'est l'amorce de la période des levers roses sur la ligne d'horizon en mer. Après des mois passés à éviter leurs dards, on attend maintenant de ces soleils rafraîchis qu'ils se réchauffent et nous réchauffent à partir de 11 heures, et on sait désormais qu'ils déclineront lentement avant de se replier vers 19 heures. Sonne ainsi la fin des pica pica* solaires autour des vermouths, à la nappe des minutes alanguies.
Hier à cette heure-là, par une de ses brusqueries coutumières, le ciel avait douché quelques quartiers. La Barceloneta faisait partie de cette sélection, et l'on y croisait des flaques saugrenues après tous ces mois secs. En front de mer, un vent de sud-est se disputait avec un bout de tramontane; ainsi, pris de face et de côté, mon vélo gardait difficilement sa ligne, tandis que sur ma droite, dans les flots, c'était des mouvements réguliers de vagues sombres, avançant lourdes et sûres comme les dos des baleines. Les surfeurs les coiffaient, et, au bout de leur course, on leur voyait les mâchoires crispées soudainement libérées en cris éclatés, tandis que les planches virevoltaient autour d'eux, lâchées dans l'écume.
Quand je croisai le Port Olympique, il fallait entendre les vents croisés dans les mâts des voiliers! Les quais parlaient une langue tellurique infiltrée dans une quincaillerie. La pluie tombait à deux cents mètres, mais là, le ciment sale et les cordes enroulées pouvaient rester à découvert. Je vis un indigent prévoyant replier ses cartons, trois sacs et deux de ces bouteilles de bière à bas prix qu'on voit dans les bras de jeunes gens le samedi soir aux caisses des supérettes.
Quel temps pouvait-il bien faire le 15 octobre 1940? Je n'en sais rien, il faudrait lire l'un des livres qui abondent ici sur le sujet, mais j'imagine, comme ça, que le peloton d'exécution n'allait pas salir ses chaussures dans les fossés de la forteresse de Montjuïc pour fusiller Lluis Companys, le président de la Catalogne, arrêté le 13 août à La Baule par la Gestapo et par des agents franquistes de l'ambassade d'Espagne à Paris. On raconte que Lluís Companys décida de mourir les pieds nus à l'endroit où s'élève aujourd'hui un monument discret. Soixante-neuf ans après, le président actuel réclame l'annulation du procès militaire inique fait à son prédécesseur, mais l'Espagne d'aujourd'hui, bâtie à la fin des années 70 sur une transition politique fondée sur l'oubli, ne se résigne pas à solder son passé: si vous saviez le poids sourd dans les familles pour ces dizaines de milliers de condamnés, morts ou survivants, incomplètement réhabilités!
Mercredi soir, j'avais grimpé en chemise de lin la petite montagne de Montjuïc. Au Palau Sant Jordi, on rendait hommage à Lluís Companys (photo). Un tout petit filet d'odeur des silos du port avait accompagné ma marche durant quelques instants, jusqu'au moment d'un bosquet de pins parasol. D'un coup, ç'avait été une avalanche d'effluves, c'était à s'en déboutonner pour qu'en profite bien la peau. À l'orée du bois, étaient apparues sans prévenir des gerbes et des couronnes de fleurs au pied d'une colonne. Le hasard avait décidé de manifester une certaine logique. Je venais de tomber sur le monument à Francesc Ferrer i Guardia, fusillé à Montjuïc le 13 octobre 1909 après un jugement sommaire. Le fondateur de l'École Moderne, projet de pédagogie libertaire dont les échos en France furent très importants (Ferrer avait fondé lui-même à Paris L'École rénovée avec le soutien d'Anatole France), avait été désigné abusivement à Madrid comme l'un des meneurs des troubles qui s'étaient emparés de Barcelone pour protester contre la guerre coloniale du Rif. Il fallait éliminer le créateur de "l'école sans dieu".
Je vois que dans la cour tous les stores sont repliés, le grand drap au-dessus de la courette de la crèche aussi. À cet autre constat de cassure, je vous dis à bientôt.

* Le pica pica, c'est les tapas à la catalane.

Post-scriptum: Les yeux plissés de Mercedes Sosa se sont fermés. On n'entendra donc plus l'Indienne du petit peuple d'Argentine, chanter Gracias a la vida (Merci à la vie) de la grande Chilienne Violeta Parra: Gracias a la vida,/que me ha dado tanto/, me dio dos luceros/que cuando los abro/perfecto distingo/lo negro del blanco (Merci à la vie/, qui m'a tant donné/,m'a donné deux yeux de lumière/,et quand je les ouvre/, je distingue parfaitement/,le noir du blanc).

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