samedi 3 septembre 2011

E Marylin... E Fellini...


Torino, mardi 23 août 2011,

Je suis redescendu vers le Pô. Sa léthargie perdure. Une absence de destin continue de recouvrir sa peau. Son maquillage est du vert sombre des grosses olives servies au déjeuner, les Bella di Cerignola ! Moins subtiles que mes Arbequines catalanes de la taille d’une petite bille, ces madones charnues font durer le plaisir. Sur la berge, je n’ai croisé que quelques piétons égarés. J’ai trouvé qu’il y avait trop de vides devant moi, alors, comme en ce moment un petit volume sur Degas m’accompagne, j’ai inséré Femmes se peignant sous des saules pleureurs du fond de la promenade. Puis j’ai esquissé l’hypothèse d’une désunion entre la cité si pimpante et le fleuve si las. Absurde. Août est, par excellence, un mois faussaire. Les données changent partout, sauf dans quelques cantons de Creuse et de Haute-Loire. Bref, ce n’était pas le bon moment pour imaginer des glissements aux chandelles de quelque Casanova, des évanescences diurnes sous les barques, donc un esprit du lieu. Peut-être qu’en revenant en janvier... En conséquence, j’ai pris congé du Pô.

En remontant le Corso Vittorio Emmanuele II, j’ai croisé un trio de buveurs britanniques pragmatiques. À côté des chopes presque vides attendaient des chopes pleines. Avançant, j’ai entendu une cloche dont j’étais bien incapable de situer la provenance en raison de la faible consistance de l’écho. M’est revenue aussitôt la légende qui courait au Moyen-Âge à propos d’une cloche de Rocamadour. Sur ce massif de foi perché loin dans les terres, la fameuse cloche sonnait dès qu’un bateau se fracassait sur les côtes de France. Devant une dalle digne d’une cathédrale marquant l’entrée d’une simple paroisse, j’ai cessé d’envisager ma destination vers quelque terrasse de café sous les arcades, car une petite dame très brune, à la fois boulotte et inquiète, en sortait à pas bien abrégés : Oedipe sur ma route ? Je me suis inventé de retourner chez Fiorio avec elle pour la combler d’une glace des glaces, la « fiorio » à 6,50 € avec sa chantilly. Cette apparition et cet écart de pensée m’ont fait changer mon cap. Bientôt je poussais les portes du musée national du Cinéma.

Ils devraient placer une ouvreuse dans l’entrée avec sa lampe dans une main, son autre main ouverte aux pourboires, comme au Rex sur mon grand boulevard de Brive qui tourne sur son cercle de platanes. Pour le reste, la démonstration est merveilleuse. Dès avoir pénétré dans la salle des ombres chinoises, la question ne se pose plus si l’on a bien fait d’opter pour le Piémont plutôt que pour Mandragore. On est au coeur d’un univers indépassable. Je n’ai rien photographié, mais j’ai bu une quantité inconsolable d’images, debout ou allongé dans un fauteuil étrangement basculé. La scénographie est tout de cascades dans la coque évidée d’une tour vertigineuse, la Mole Antonelliana, symbole de Torino. Elle aspire les sens. Je me suis souvenu d’une amie à Paris qui appelait : « On se fait une toile ? ». Elle détenait l’exclusivité de cette expression devenue agréable. En revanche, j’ai éprouvé de l’agacement devant une vitrine contenant un bracelet, un bustier et des talons hauts de Marylin. Encore le corps de la reine blanche, toujours le corps, rien que le corps. Et flûte ! Confrontés à ma lecture récente de ses écrits, poèmes et lettres témoignant d’une âme sismique, ces trois moignons de souvenir me sont apparus inappropriés, et même injustes. Elle disait à propos de Goya et ses démons : « Je connais très bien cet homme, nous avons les mêmes rêves, je fais les mêmes rêves depuis que je suis enfant. » Je n’ai jamais vu de regard plus subjugué que celui de Marylin devant La petite danseuse de 14 ans de Degas exposée en 1956 à Los Angeles. Cette image s’est gravée en moi. Je dois avouer que je serais moins précis sans deux de mes carnets dans la sacoche et mon Degas Illustré. Ainsi je peux vous dire que la statue de bronze avec tutu fait 99 centimètres. Nous l’avions « touchée » cette année à Barcelone lors de l’exposition Degas devant Picasso.

Non loin de là, deux miracles : le chapeau et l’écharpe rouge de Fellini ! Une puissante émotion s’est emparée de tout mon être. Si Truffaut m’a consolé du noir et blanc de mon enfance, Fellini m’a donné un grand coup de tête. Il a changé les dimensions de l’écran. Simenon dit de Fellini qu’il introduit le fracas dans le cinéma. Tout est dit. J’ai relu un extrait d’une lettre de Simenon à Fellini, décidément mes carnets sont une aubaine : « Je vous imagine au sommet d’un précaire échafaudage, comme Michel-Ange sous le plafond de la Sixtine ou Shakespeare sur des tréteaux fragiles, Jupiter tonnant ou Roi Lear déclenchant « le bruit et la fureur » devant une foule grouillante. »

Il ne me reste qu’à vous saluer depuis ma petite table de l’hôtel Genio à l’oblique de l’hôtel Roma dont je vous parlais l’autre jour. Pavese... Mon balcon parmi d’autres balcons donne sur la cour intérieure de la bâtisse. Un homme en maillot de corps blanc range en ce moment même un tuyau jaune derrière une rangée de pots de terre. Je dois abandonner la chambre dans une heure. Je ne lâche pas l’homme dont j’ai fait un prolo de la Fiat mais il vient de disparaître derrière la porte-fenêtre. Pour où ? Ça fait un clap de fin comme un autre. Certes, il y avait eu la fille devant les colonnes de Via Roma avec un sac décoré d’une tête de mort et dont je n’avais pas voulu voir le visage... Mais va pour l'homme au maillot de corps blanc.

À bientôt.