mercredi 19 janvier 2011

Montée au Carmel

Barcelone, le 16 janvier 2011.

Bonjour,

Il faut mettre de l’ordre dans ma tête. J’arrive des quartiers contigus du Carmel et d’Horta, sur les hauteurs de la ville. Il faudrait plutôt dire : j’ai grimpé sur les monts et, maintenant que j’ai retrouvé le niveau de la mer, ils habitent derrière mes yeux. Après m’être rasé à l’eau minérale (l’originale Vall de Boí) comme d’Arrast dans la nouvelle de Camus, La pierre qui pousse, comme ça pour voir, j’étais parti à pied du Poblenou maritime et m’y voici à nouveau, équipée conclue.

Dès ma sortie, vers les huit heures trente, je battais mollets saillants les trottoirs, avec l’aide d’un bâton de marche. L’air général était beau. À cette heure, les dimanches ont déjà parfaitement désagrégé les fureurs des autres journées de la semaine. Pour mordre dans l’apathie et capter les premiers sous, il y a toujours « un Chinois » ou « un Paki », noms génériques du commerce cosmopolite local. Ces dernières années, les boulangeries et les kiosques s’ennuient moins le dimanche. J’avançais toujours.

Au-dessus du marché aux Puces des Encants, au carrefour des rues Dos de Maig et Mallorca, un autocar frété pour les neiges andorranes enlevait à leurs parents des jeunes gens reniflant le deuxième sommeil que le ronflement satiné du moteur leur faciliterait bientôt. Puis, je montais, montais : à chaque carrefour, une nouvelle courbe de niveau était atteinte. En longeant le Park Güell, c’était la succession très sinueuse de virages que j’affectionne particulièrement en juin quand tout embaume et que l’habitacle s’emplit d’odeur des pins. J’empruntais le parcours du « 92 » qui finit au col de La Creueta. Lorsque mon premier objectif déclaré dans Horta était atteint, à savoir le début de la rue Mare de Deu del Pilar avec sa pente extrême, une heure et vingt-cinq minutes venaient de s’écouler. Non, je n’irais pas réveiller la maisonnée amie installée à sa pointe. Ni Maria ni Aina ni Rahaël. Il était un peu tôt. J’ouvrais une poche du sac pour prendre quelques cerneaux de noix. Dans la prodigieuse maison verticale adhérant au vertige les yeux fixés sur le Tibidabo, Joan Sales édita le meilleur de la littérature catalane de la deuxième moitié du vingtième siècle. Il y écrivit Gloire incertaine, le roman total que Maria, sa petite-fille, et Bernard, son lointain ami d’Église-Neuve d’Issac, avaient traduit pour moi. Je n’avais pas compté les minutes passées alors que j’empruntais, par hasard et beaucoup plus bas, la rue des Camélias qui donne son titre au roman de Mercè Rodoreda traduit aussi par Bernard, édité aussi à l’encre bleue de ma Tinta blava. Avec Colette Fellous, la pensée et la voix des Carnets nomades, nous avions évoqué le destin de Cècilia, héroïne de La rue des camélias, devant un micro. C’était à l’angle formé par la rue des Camélias et la Ronda del Guinardó.

Je n’avais pourtant pris aucun rendez-vous ce matin avec la littérature. Les monts, j’ai dit, les monts !, et j’ajoute, le petit peuple, le petit peuple ! Je ne sais pas bien ce qui distingue les deux quartiers, Horta et le Carmel, où je n’étais monté que deux fois avant ce dimanche. Mais, je connais ce qui les assemble : une géographie toboggan sillonnée d’escaliers mécaniques et les gens. Beaucoup se proclament « Andalunyos » (Andaluces de Catalunya). Venimos de Andalucia a Cataluña a finales de los 50...amb espardenyes. En sandales. Avec la personne qui avait prononcé en catalan ces deux derniers mots, nous avions devisé à la terrasse du Quimet d’Horta dans le petit triangle de la place d’Eivissa, un dimanche aussi, en 2004, entre deux ondées d’automne, devant une « tapa » d’olives fourrées d’anchois. J’avais cherché et trouvé facilement un témoin de la grande migration interne espagnole des années 50 et 60. Sur les sept millions de Catalans, un million est d’origine andalouse, et un certain nombre vivent sur ces hauteurs où poussèrent alors comme champignons après la pluie, dans le plus complet désordre, des baraques d’où Cècilia descend pour conquérir avec son âme, son coeur et son corps la Barcelone des bourgeois. Le petit bout de la phrase de l’homme,... amb espardenyes, distinguait son « ici » de son « là-bas ». Je lui avais demandé d’où s’il se sentait le plus. Il avait répondu : « D’ici, d’ici, franchement... J’ai une bru catalane, des petits-enfants... »

J’abordais maintenant la rue del Llobregós en freinant des quatre fers. La pente s’était calmée à hauteur du marché du Carmel. Si je ne m’étais pas égaré dans l’escalier du Passatge de Granollers après la Rambla del Carmel, je n’aurais pas rencontré la petite dame noueuse comme un pied de vigne et à la mise sombre, qui m’a remis dans le bon chemin. Bon sang, c’était elle !, y compris le chignon, elle !, la Maria López de ma rue Montaigne, avec sa peau dense et mate, qui épluchait pour moi qui avais les doigts encore trop tendres, les oranges dans son tablier noir. J’aurais aimé la retenir. Mais je ne trouvais pas de raison car mon esprit déjà avait fait flamme vers les plis de la « petite Espagne » de Brive et les mains de couturière de ses femmes. Il faut avouer aussi qu’elle trottinait sec, les mains libres, ce qui indiquait qu’elle devait habiter dans le voisinage. Un mur assez mal fichu et ne paraissant plus de ce temps s’offrait dans une longueur inhabituelle en ville. Il ne demandait qu’une chose, qu’on regardât par-dessus. Hissé sur la pointe des pieds, je voyais à vingt mètres deux citronniers hauts et lourdement chargés : les boules jaunes enchantées lançaient des éclipses dorées dans le matin bleu ; aux pieds, les cercles d’ombre attrapaient de la densité au fil des minutes. Je ne pouvais pas être rappelé plus directement à notre jardin ouvrier, au bord de la rivière, où les hommes aimaient, le dimanche, à s’évader de l’usine ou du chantier autour de la tablée sous le poirier prodigue. Maintenant, les citronniers silencieux inventaient pour moi des palabres « andalunyos ». Dans la tasse de ma petite équipée, le tressaillement infusait l’allégorie d’une histoire commune aux gens déplacés. Ensuite, je marchais plus léger. Des fragrances familières se propageaient en moi. Horta et le Carmel, le Carmel et Horta, les monts, cet univers bossué m'octroyait un apaisement de foyer sous la chaleur naissante. Je rentrais.

À bientôt,

lundi 3 janvier 2011

Ho, les beaux soirs !



Paris, le 2 janvier 2010

Bonjour,

J’espère que vous avez basculé dans l’année nouvelle comme moi, de façon réjouissante, guillerette. Je ne dois pas ma bonne humeur au ciel parisien. L’humidité prend la moelle. Le 31 décembre, j’ai remonté la ligne 2 du métro jusqu’à La Chapelle afin d’assister, aux Bouffes du Nord, le théâtre aux murs vieil ocre, à la dernière représentation de Une flûte enchantée, libre adaptation de l’opéra de Mozart par Peter Brook. Il doit s’agir d’une disposition inconsciente chez moi que d’attraper La flûte au dernier moment. Le 28 juillet 2002, j’avais sauté sur mon vélo à Barcelone, filé droit sur le Liceu et attrapé au vol cinq minutes avant les trois coups, un billet pour « la dernière » de La Flûte montée initialement à Londres par Joan Font, le metteur en scène des Comediants, et traitée dans une forme tout Pantone, tellement elle était de couleurs. Les Bouffes affichait complet. Avec un peu de patience, j’ai réussi à décrocher une place sur un coussin posé dans les marches centrales de la corbeille du premier étage. Durant mon attente, j’ai vu passer Peter Brook se déplaçant avec difficulté vers les coulisses. Christine Scott-Thomas s’est arrêtée à deux mètres. Elle avait sa place. Rares sont les amies à ne pas avoir manifesté leur admiration pour elle. Je l’ai donc observée tout en surveillant la caisse. Silhouette libellule, distinction dans le geste économisé. Les vêtements, comment dire ?, entre Dior et Rykiel. Cheville fine sur talons aiguilles. Le regard ?, rien à en tirer, porté vers le point vague assurant l’évitement des autres. On aurait cru qu’elle avait une mer devant elle. Et La Flûte alors ? Géniale. Légère. Joyeuse. Des chanteurs dans le premier âge de leur carrière. La Reine de la Nuit était extraordinaire. Formule pertinente d’un critique : « Un opéra de chambre ». Je n’ai jamais été mêlé à public plus ravi. Assister à une « dernière » vous assure habituellement d’un cadeau permettant aux acteurs de combler la tristesse apanage des fins. Ce fut un extrait du Requiem, de Mozart évidemment.

La vie, oui !, pourvu qu’elle ait du goût, y compris le mauvais parfois. Après, on trouve encore meilleur le bon ! Méthode. Hier, en mon premier soir d’année nouvelle, après que j’ai écouté Julien Gracq lu par Donnadieu à la radio, acteur admirable qui vient de nous quitter, je me suis dirigé volontairement hors de tout projet, voiles baissées en somme vers la mer des Gobelins en passant par la rue du Banquier. J’ai marché la casquette enfoncée mais l’esprit à l’espiègle. Comme il était trop tard pour voir l’un des films programmé à L’Escurial, j’ai songé à ce que j’allais faire alors que je me trouvais à l’arrêt devant le Mac Donald. Ah, ça mais bien sûr ! « Experimental first day ! » Puisqu’il est trop tard pour pénétrer en zone téléramiste, inspectons donc le pire. Entrons au Mac Donald ! Mais la queue était trop importante. Il est revenu à ma mémoire béante qu’avec Fabrice nous nous sommes promis une « bouffe nulle » avec boîte de raviolis Buitoni ou de cassoulet William Saurin au principal, comme quand nous avions seize ans, lui dans un grenier de lutherie à Mirecourt, moi dans les combles du Foyer culturel de Brive où nous disposions, avec les copains trublions aux allures de poète, d’un Bleuet Butagaz et surtout d’estomacs de fer. J’ai poussé jusqu’au premier cinéma en direction de la Place d’Italie. Il manquait cinq minutes pour le début de la projection du dernier film programmé, The tourist. Formidable, c’était en version française alors que je n’en tiens que pour les V.O. ! J’ai pris le temps de lire le synopsis, et j’ai aussitôt pensé, excité, réjoui, que ce pouvait être tout une daube : « Pour se remettre d'une rupture amoureuse, Frank, simple professeur de mathématiques, décide de faire un peu de tourisme en Europe. Dans le train qui l'emmène de Paris à Venise, une superbe femme, Élise, l'aborde et le séduit. Ce qui commence comme un coup de foudre dans une ville de rêve va vite se transformer en course-poursuite aussi énigmatique que dangereuse... » Tout point de suspension est une promesse, je le sais bien, moi qui écris des quatrièmes de couvertures de bouquins ! J’ai éprouvé une joie intense quand est arrivé l’orgasme de la forme supérieure d’avenir du con propre à ce cinéma aux alouettes. La scène se déroule dans une chambre du Danieli à Venise. Dès le début, et même en déroulant Le Monde au Palais-Royal, Angelina Jolie a déjà chaloupé vingt fois de la croupe, et Johnny Depp en est à son centième ...ouf ! ouf !:

Johnny Depp: « Vous êtes croquante ! »

Angelina Jolie : « Craquante ! »

Johnny Depp: « ... »

Angelina Jolie : « Vous avez les crocs ? »

Sacrée Angelina ! Sacré traducteur ! Magie de la VF ! En sortant de la salle dont le sol était tapissé de pop corn échappé des cornets tout au long des séances de l’après-midi et du soir, une marée surprenante !, j’ai suivi deux jeunes garçons en casquette blanche :

- De la merde, j’te dis !

- C’est quand même bien pour la meuf ! Pour le reste, t’as raison, c’est de la merde !

J’ai éclaté de rire. Ils m’ont regardé. Leurs rires ont diminué comme s’ils avaient eu honte de ce qu’ils avaient énoncé. Alors, ils ont adopté un sourire complice. L’un des deux a prononcé une sorte de « bof ! » en baissant les épaules, puis, se ressaisissant, il en a appelé à ma solidarité avec un propos comique du genre « Tonton, faudra faire mieux la prochaine fois ». Mes joyeux neveux ont filé. Arrivé en dessous de chez moi, j’ai pris du riz au lait chez l’Arabe toujours content, et j’ai hésité devant un camembert Président. Je me suis dit : « Mon Llili, la connerie ça s’essuie, mais le tour de taille, voyons ! »

Bonne année, bises, saluts, fraternités, cordialités, pardons et bienveillances.