mercredi 9 mai 2012

La sonnette arrachée







Brive-la-Gaillarde, le 28 mars 2012.

À peine ai-je parqué la voiture, avec sur la rétine l’empreinte de l’entaille creusée par la Corrèze dans le massif hercynien, après avoir été accompagné depuis Tulle par elle, sur laquelle bondit, de remous en remous, le bois flotté des souvenirs, et mon frère m’a communiqué la nouvelle : la barre d’HLM que nous avions longtemps habitée doit s’effondrer bientôt, broyée par des machines. Vite !, retourner dans la Cité des Chapélies, la closerie tout de crépis et de ciment de nos adolescences.
Tout semblait se décider loin de nous et hors de nous, dans le lointain du centre-ville ceinturé par un boulevard. Le cercle était étriqué, le mouvement y était indolent. Comme nous procédions d’une marge, il semblait bon d’en sortir et de se rapprocher du cercle. Ainsi, et par bonheur, quelques révélations éblouissantes déferleraient sur des puceaux de sous-préfecture assoupie. Nous recevrions leurs réverbérations avec la sincérité de l’âge, la fièvre au corps, au coeur. Un jour, un principe de vie surgirait dans notre atelier du futur, le lycée Cabanis. Il présentait l’aspect d’un météorite de chair et d’os, tonitruant, sûr et volontaire, soufflant des mots brûlants de poèmes sans masques.
Le météorite avait notre âge. Il était doté d’un patronyme ordinaire, d’une physionomie mollement asiate, et d’une tête franche taillée dans un bois dur. Dans la contrée, on croise encore, au marché ou dans leur bout de vigne, de ces gars généralement affublés d’un béret. Jean-Paul Michel nous annonça avoir pris langue avec André Breton à Saint-Cirq-Lapopie. Nous eûmes raison de le croire, et de nous atteler aux manifestes vibrionnants apparus avec lui dans le décor humide et moussu accouché par la rivière. Jean-Paul fomenterait un groupe nommé Braises. Dans les mois suivants sa mise au jour, la désignation de « trublions aux allures de poètes » par le journal local pensait dénoncer la moelle de nos tendrons. On n'en avait que fiche!
Un objet lourd avait cassé les journées ternes. À quatre kilomètres des Chapélies, à Estavel, quartier des cheminots, une presse à cylindre du dix-neuvième siècle, tournant à bras, trônait dans le garage de la maison familiale de Jean-Paul, rue Jean-Baptiste Fournial. Le moment venu, j’expliquerai à Mila, ma petite-fille, et à Martí, mon petit-neveu, que sans téléphone et à peine de télévision, sans voiture et à peine de voyage hors du canton, « la chose » semblait, à mes dix-neuf ans, sortir d’un colis envoyé par Jules Verne.
La presse avait été camionnée lentement en raison de la surcharge depuis le Mas de la Greffe, près de Montpellier, dans le « nez de cochon » (le populaire Peugeot D4) du père de Jean-Paul Chavent, un autre de nos compagnons. C’était un cadeau de Vodaine, imprimeur, éditeur et poète, lequel concevait et réalisait Dire au Mas de la Greffe. En 1966, à Brive-la-Gaillarde, la presse imprimerait quelques tracts, « d'allure disons dadaïstes, à moins qu'ils n'appartiennent à la préhistoire de Mai 68 » (de la bouche même de Jean-Paul Michel) et un seul livre. J’ai perdu tristement mon exemplaire sur papier kraft (format 41 cm x 30,5 cm). Le Roi, de Mohammed Khaïr-Eddine, forme un texte qu’on trouve depuis peu dans Soleil arachnide, en « Poésie Gallimard ». Ma main avait découvert dans le même temps ce qu’est au papier le grain, ce que lui est le filigrane. Frôlant des siècles plus tard la trempe de pâte liquide et pâle du Moulin Richard-de-Bas, dans une des vallées d’Ambert, ma main se rappellerait la « Vodaine », aujourd’hui au Musée de l’Imprimerie de Bordeaux. Avec le temps, l’imagination doit avoir dilaté son volume...
J’ai franchi par effraction la barrière entourant la barre. Celle-ci est déshabillée de ses fenêtres. L’image est inattendue. Blessante. Les trous sales pourraient sortir des images de  Sarajevo qui griffent.
Pour les bourgeoisies du centre-ville, la Cité des Chapélies représentait diableries à leurs portes. Quand, dans un geste d’entrebâillement social mâtiné de bonté piétiste, les parquets cirés et odorants du boulevard circulaire s’ouvraient aux enfants de l’enclave excentrée et suspecte, ceux-ci étaient déconcertés par la patine et les porcelaines en équilibre. Nous repartions toujours sur un regard féminin qu’un bijou clair rendait supérieur.
J’ai foulé les gravats du bâtiment évidé. Les débris des vitres craquaient sous les semelles et le plâtre des cloisons abattues fardait les bas du pantalon. Avec à la main la sonnette arrachée de l’appartement 10, porte gauche du premier étage de l’escalier B, il m’est venu que si je retrouvai dans la cave des boulets de charbon d’avant la généralisation du chauffage électrique, un passé d’expérience domestique ressurgirait. À tour de rôle, il fallait les monter dans un seau allongé à bec verseur. Descente immédiate : rondement, après avoir déblayé un amas d’objets écrabouillés, il en est apparu, formant tout un tapis dans la sous-couche de terre. Je me suis noirci volontairement les mains. Quelle joie ! Il y en avait assez pour se noircir également le visage comme dans un charivari africain. En remontant l’escalier, les lieux pour moi seul se sont animés avec leurs prolétaires de toutes les branches, y compris des adjudants de l’Armée et des simples gendarmes ; avec des ballons, des garçons, des vélos, des filles.
Il s’enfuyait certains soirs de l’une des baraques qu’on voyait du balcon, vestiges en bois gris de la guerre, abris d'une population hétérogène. Amoul frappait à notre porte pour échapper aux coups de ceinture de son oncle, adjudant de carrière et salopard alcoolique. L’assiette ajoutée sur la table est remplie de bouillon complété de vermicelle et de cou de poulet... Mon frère et moi consignons en silence la bonté de papa et maman. La nuit qui danse à la fenêtre nous demande : que pensez-vous de la vie ? D’Amoul, je garde la reconnaissance embuée sur le sable blanc du cimetière, à Estavel...
Toutes les portes, extérieures, intérieures, de la barre de huit escaliers ont sauté. La rambarde du balcon est tordue. La mémoire a déposé une volière. Les oiseaux menus, à plumage dominé par le jaune, aiguillaient leurs cris brefs vers un homme épuisé de mémoire concentrationnaire, mon père. C’est comme si dorénavant il n’y avait plus rien à oublier. Avaler ces vers : C'est pourquoi je ne regrette rien/Et j'appelle les démolisseurs/Foutez mon enfance par terre/Ma famille et mes habitudes/Mettez une gare à la place/Ou laissez un terrain vague/Qui dégage mon origine/... (Cendrars).
Dans l’entrée, je me suis dressé de tout mon haut pour dégager, sous deux couches de papier peint, celui aux feuilles de lierre sur une apparence de mur gris. Sous les lambeaux dérisoires effilochés par le haut, j’ai avancé jusqu’à la chambre du fond. Le lendemain, y retournant ensemble, mon frère a reconnu ceux qu’il avait collés, le bleu, le rose, épargnés malgré leur trente ans d’âge. J’avais « volé » dans le réduit, penderie transformée en bureau, une photo cachée de SS femmes lançant des corps décharnés dans une fosse de Mauthausen. Le papier bleu doit se souvenir: les yeux écarquillés, le garçonnet désarçonné. Nous devrons vivre/avec l’herbe apaisée/et le rire des catacombes. (Tranströmer)
En mai, la barre va s’écrouler.
À bientôt.
Ps : Jean-Paul Michel, Jean-Paul Chavent, Pierre Bergounioux (principal délateur de notre commencement et de ses géographies), quelques autres, je ne sais pas si je vous l’ai dit, mais ils sont de Brive-la-Gaillarde, du 19100, comme moi, et, pardi, on ne va pas se demander pourquoi depuis quarante ans nous faisons les piverts à l’écorce des livres.

mardi 14 février 2012

Lluçanès, chose sûre...



Barcelone, dimanche 12 février 2012.

Je descends du Lluçanès, un plateau entre littoral et montagne, une pause géologique austère creusée par quelques failles rassemblant des ponts romains. L’endroit se prête à l’oubli de l’actualité, ce « morceau de papier alu qui brille au soleil » (Iego Gran). Cette semaine, le grain n’aura pas manqué dans les journaux, ces basses-cours où la curiosité picore. Avec la condamnation du juge Garzón, la démocratie prenait un coup de massue sur la tête. Avec l’annonce de la réforme du travail, un coup de ramponneau heurtait la tempe des salariés. Avec la mort de Tàpies, l’empire des signes perdait un géant. Il y eut bien moins grave, cependant commenté abondamment : les gags des Guignols de Canal + ciblant les champions espagnols au nom du « tous dopés ». Ma condition de Français m’a valu d’être apostrophé à plusieurs reprises.

L’Espagne est la terre d’accueil des réalités insécures, une litière des corruptions absoutes, et, dernière des nouvelles sur le front des impunités, ces dernières semaines sort à la lumière le scandale inouï du vol massif de bébés, engagé sous la dictature et dont le dernier cas, classé par la justice, remonte, je viens de l’apprendre, à 1990 ! Un Contador (coureur cycliste) ou un Nadal (tennisman) valent chacun trente philosophes ou quarante poètes. Le dopage est officiellement traité à l’arrosoir quand il faut la lance d’incendie au nom de la santé publique. Je suis tenté de paraphraser Leonard Cohen, « Certains prédisent la pluie. Moi je suis mouillé depuis longtemps », car ayant circulé dans le monde sportif, j’ai entendu, autres temps mêmes moeurs, moins sophistiqués, la musique du dopage.

Je ne vais pas en jouer, car, à la minute, il est préférable de se concentrer sur le ronron produit à côté, en cuisine, par le pot-au-feu de Monsieur Villerette, le boucher du boulevard du Jeu de Paume à Vic-le-Comte (Auvergne). L’adresse figure dans mon carnet des « Choses sûres » à la couverture de couleur pervenche. On y trouve également les briquettes au café du chocolatier Vieillard à Clermont-ferrand (Auvergne), les rillettes de canard de Virginie et Jean-Michel Cérou à Saint-Michel-de-Bannières (Quercy), et depuis tout à l’heure le lapin grillé que j’ai dégusté à deux mains Cal (chez) Penyora, le restaurant de Santa Eulàlia de Puig-oriol (Lluçanès donc), au milieu des marmots piaulant et des grand-mères le dos tourné vers la flambée dans l’âtre.

Dans un tel capharnaüm de rougeurs vives enfantines, on ne peut qu’abandonner la petite mansarde de son esprit. Sans le connaître, comme un grand-père, j’ai pris Guifré, un bambin de vingt mois, sur les genoux : il réclamait un bout dans mon assiette. Il a pincé une pomme de terre, est parti avec elle dans le bec, est revenu, est reparti avec une tranche de pain dont il balayait l’air de la salle commune tandis que l’ami Ramon Erra, maître des lieux et romancier primé, me demandait comment rallier le mieux Clermont-ferrand et les volcans d’Auvergne où il se propose de promener l’un de ses futurs personnages. Sans déroger au devoir d’écoute de mon ami, j’en tenais pour ce que me suggérait le prénom de Guifré dont l’équivalent français le plus symbolique serait certainement Clovis. Guifré dit Le Velu fut l’un des comtes de l’âge d’or catalan, au premier Moyen-Âge. On trouve assurément moins de Guifré à Barcelone que sur ces hautes terres. Comparée à la conscience nationale urbaine, la conscience nationale rurale est moins chichiteuse et moins dans le compromis.

Merci Les Guignols qui d’ailleurs ne sont pas en reste avec nos propres champions ! Il fait bon rire au milieu de tout ce qui tombe en ce moment sur la conscience du démocrate, comme je l’ai dit avant, et sur celle du citoyen : une compagnie aérienne locale et mégalomane qui ferme (moins 4000 emplois), des boutiques qui baissent le rideau, des jeunes et des moins jeunes cherchant leur chance à l’étranger. Au vu de ce que les yeux peerçoivent, l’économie à genoux crayonne une falaise en train de s’effriter. L’économie souterraine empêche son affaissement.

Comme les endroits écartés forment des sanctuaires depuis la plus haute chrétienté, la férocité de la crise n’est pas montée jusqu’au Lluçanès, terroir ferme et immuable sous le manteau de ses villages ocres et de ses fermes massives disséminées : 9% de chômeurs dans la comarque. Au temps des prêts bancaires à tous les étages, l’Espagne était le pays de l’endettement heureux, un Disneyland de villas avec jacuzzi et 4x4 dans le garage. J’ai un banquier au-dessus de la place Catalunya. Il est jeune, joyeusement désabusé et décalé : « Faut bien vivre ! » me dit-il. L’autre semaine, il m’a raconté comment sa propre banque plume les clients : « Quand ton compte passe en rouge, les agios c’est du 29,5%. Illégal. Ça s’appelle de l’usure. Il n’y a que l’Italie à faire aussi ça en Europe. » Je n’ai pas vérifié. Je me suis rappelé cette conversation et tout le reste en m’arrêtant devant la succursale bancaire étriquée de la longue rue principale de Santa Eulàlia de Puig-oriol, au bout de laquelle le soleil imprime des cadences légères sur les grands prés. Sur la porte, un papier avise de la plage d’ouverture : quelques heures en un seul jour de la semaine. On trouve les mêmes devantures mais pincées de tristesse dans les villages gris noirs d’Auvergne aux horloges publiques arrêtées. La rue couloir de Santa Eulàlia, si avenante, est un héritage urbanistique du grand cycle des transhumances à travers les siècles. De la mémoire des dalles montent les vibrations du pas des troupeaux, et aussi du martèlement de l’armée républicaine fuyant vers le Nord en 1939.

Je marchai vers le point d’horizon. La barrière pyrénéenne s’était rapprochée, secondée par le rayonnement du froid sec et limpide. Elle marquait la seule limite, son découpage parfait dans l’azur apportait aux yeux un apaisant bienfait de certitude en place. Ni gêneurs des trottoirs ni incontinences télévisuelles ! On pouvait descendre en soi plus profond. Dans ce Lluçanès au-dessus de tout soupçon où l’on ne se fatigue pas de saluer les arbres, le soleil a longtemps brillé, il a fini par tomber derrière le plateau, alors je rentrais déjà, négociant virage après virage tout en me résignant à la perspective de la plaine embouteillée, la solitude avait un sens, j’aurais voulu voir s’envoler des chouettes dans le crépuscule, ça n’est pas arrivé. Plus tard, j’ai rempli avec discipline une page de mon journal, réserve des détails du jour à sauvegarder, comme l’arrêt à Santa Maria de Lluçà, église magistrale avec un cloître perlé de colonnettes. Même avec moins d’un milligramme de foi, on adhère au génie bien peu ostentatoire de ses fresques ocrées restées du Moyen-Âge. En époque de fractures, elles peuvent encore enlever ou réduire les peurs. Mon journal rempli, j’ai inscrit le Lluçanès dans le carnet des « Choses sûres » à la couverture de couleur pervenche.

À bientôt.