mardi 14 février 2012

Lluçanès, chose sûre...



Barcelone, dimanche 12 février 2012.

Je descends du Lluçanès, un plateau entre littoral et montagne, une pause géologique austère creusée par quelques failles rassemblant des ponts romains. L’endroit se prête à l’oubli de l’actualité, ce « morceau de papier alu qui brille au soleil » (Iego Gran). Cette semaine, le grain n’aura pas manqué dans les journaux, ces basses-cours où la curiosité picore. Avec la condamnation du juge Garzón, la démocratie prenait un coup de massue sur la tête. Avec l’annonce de la réforme du travail, un coup de ramponneau heurtait la tempe des salariés. Avec la mort de Tàpies, l’empire des signes perdait un géant. Il y eut bien moins grave, cependant commenté abondamment : les gags des Guignols de Canal + ciblant les champions espagnols au nom du « tous dopés ». Ma condition de Français m’a valu d’être apostrophé à plusieurs reprises.

L’Espagne est la terre d’accueil des réalités insécures, une litière des corruptions absoutes, et, dernière des nouvelles sur le front des impunités, ces dernières semaines sort à la lumière le scandale inouï du vol massif de bébés, engagé sous la dictature et dont le dernier cas, classé par la justice, remonte, je viens de l’apprendre, à 1990 ! Un Contador (coureur cycliste) ou un Nadal (tennisman) valent chacun trente philosophes ou quarante poètes. Le dopage est officiellement traité à l’arrosoir quand il faut la lance d’incendie au nom de la santé publique. Je suis tenté de paraphraser Leonard Cohen, « Certains prédisent la pluie. Moi je suis mouillé depuis longtemps », car ayant circulé dans le monde sportif, j’ai entendu, autres temps mêmes moeurs, moins sophistiqués, la musique du dopage.

Je ne vais pas en jouer, car, à la minute, il est préférable de se concentrer sur le ronron produit à côté, en cuisine, par le pot-au-feu de Monsieur Villerette, le boucher du boulevard du Jeu de Paume à Vic-le-Comte (Auvergne). L’adresse figure dans mon carnet des « Choses sûres » à la couverture de couleur pervenche. On y trouve également les briquettes au café du chocolatier Vieillard à Clermont-ferrand (Auvergne), les rillettes de canard de Virginie et Jean-Michel Cérou à Saint-Michel-de-Bannières (Quercy), et depuis tout à l’heure le lapin grillé que j’ai dégusté à deux mains Cal (chez) Penyora, le restaurant de Santa Eulàlia de Puig-oriol (Lluçanès donc), au milieu des marmots piaulant et des grand-mères le dos tourné vers la flambée dans l’âtre.

Dans un tel capharnaüm de rougeurs vives enfantines, on ne peut qu’abandonner la petite mansarde de son esprit. Sans le connaître, comme un grand-père, j’ai pris Guifré, un bambin de vingt mois, sur les genoux : il réclamait un bout dans mon assiette. Il a pincé une pomme de terre, est parti avec elle dans le bec, est revenu, est reparti avec une tranche de pain dont il balayait l’air de la salle commune tandis que l’ami Ramon Erra, maître des lieux et romancier primé, me demandait comment rallier le mieux Clermont-ferrand et les volcans d’Auvergne où il se propose de promener l’un de ses futurs personnages. Sans déroger au devoir d’écoute de mon ami, j’en tenais pour ce que me suggérait le prénom de Guifré dont l’équivalent français le plus symbolique serait certainement Clovis. Guifré dit Le Velu fut l’un des comtes de l’âge d’or catalan, au premier Moyen-Âge. On trouve assurément moins de Guifré à Barcelone que sur ces hautes terres. Comparée à la conscience nationale urbaine, la conscience nationale rurale est moins chichiteuse et moins dans le compromis.

Merci Les Guignols qui d’ailleurs ne sont pas en reste avec nos propres champions ! Il fait bon rire au milieu de tout ce qui tombe en ce moment sur la conscience du démocrate, comme je l’ai dit avant, et sur celle du citoyen : une compagnie aérienne locale et mégalomane qui ferme (moins 4000 emplois), des boutiques qui baissent le rideau, des jeunes et des moins jeunes cherchant leur chance à l’étranger. Au vu de ce que les yeux peerçoivent, l’économie à genoux crayonne une falaise en train de s’effriter. L’économie souterraine empêche son affaissement.

Comme les endroits écartés forment des sanctuaires depuis la plus haute chrétienté, la férocité de la crise n’est pas montée jusqu’au Lluçanès, terroir ferme et immuable sous le manteau de ses villages ocres et de ses fermes massives disséminées : 9% de chômeurs dans la comarque. Au temps des prêts bancaires à tous les étages, l’Espagne était le pays de l’endettement heureux, un Disneyland de villas avec jacuzzi et 4x4 dans le garage. J’ai un banquier au-dessus de la place Catalunya. Il est jeune, joyeusement désabusé et décalé : « Faut bien vivre ! » me dit-il. L’autre semaine, il m’a raconté comment sa propre banque plume les clients : « Quand ton compte passe en rouge, les agios c’est du 29,5%. Illégal. Ça s’appelle de l’usure. Il n’y a que l’Italie à faire aussi ça en Europe. » Je n’ai pas vérifié. Je me suis rappelé cette conversation et tout le reste en m’arrêtant devant la succursale bancaire étriquée de la longue rue principale de Santa Eulàlia de Puig-oriol, au bout de laquelle le soleil imprime des cadences légères sur les grands prés. Sur la porte, un papier avise de la plage d’ouverture : quelques heures en un seul jour de la semaine. On trouve les mêmes devantures mais pincées de tristesse dans les villages gris noirs d’Auvergne aux horloges publiques arrêtées. La rue couloir de Santa Eulàlia, si avenante, est un héritage urbanistique du grand cycle des transhumances à travers les siècles. De la mémoire des dalles montent les vibrations du pas des troupeaux, et aussi du martèlement de l’armée républicaine fuyant vers le Nord en 1939.

Je marchai vers le point d’horizon. La barrière pyrénéenne s’était rapprochée, secondée par le rayonnement du froid sec et limpide. Elle marquait la seule limite, son découpage parfait dans l’azur apportait aux yeux un apaisant bienfait de certitude en place. Ni gêneurs des trottoirs ni incontinences télévisuelles ! On pouvait descendre en soi plus profond. Dans ce Lluçanès au-dessus de tout soupçon où l’on ne se fatigue pas de saluer les arbres, le soleil a longtemps brillé, il a fini par tomber derrière le plateau, alors je rentrais déjà, négociant virage après virage tout en me résignant à la perspective de la plaine embouteillée, la solitude avait un sens, j’aurais voulu voir s’envoler des chouettes dans le crépuscule, ça n’est pas arrivé. Plus tard, j’ai rempli avec discipline une page de mon journal, réserve des détails du jour à sauvegarder, comme l’arrêt à Santa Maria de Lluçà, église magistrale avec un cloître perlé de colonnettes. Même avec moins d’un milligramme de foi, on adhère au génie bien peu ostentatoire de ses fresques ocrées restées du Moyen-Âge. En époque de fractures, elles peuvent encore enlever ou réduire les peurs. Mon journal rempli, j’ai inscrit le Lluçanès dans le carnet des « Choses sûres » à la couverture de couleur pervenche.

À bientôt.