mercredi 9 mai 2012

La sonnette arrachée







Brive-la-Gaillarde, le 28 mars 2012.

À peine ai-je parqué la voiture, avec sur la rétine l’empreinte de l’entaille creusée par la Corrèze dans le massif hercynien, après avoir été accompagné depuis Tulle par elle, sur laquelle bondit, de remous en remous, le bois flotté des souvenirs, et mon frère m’a communiqué la nouvelle : la barre d’HLM que nous avions longtemps habitée doit s’effondrer bientôt, broyée par des machines. Vite !, retourner dans la Cité des Chapélies, la closerie tout de crépis et de ciment de nos adolescences.
Tout semblait se décider loin de nous et hors de nous, dans le lointain du centre-ville ceinturé par un boulevard. Le cercle était étriqué, le mouvement y était indolent. Comme nous procédions d’une marge, il semblait bon d’en sortir et de se rapprocher du cercle. Ainsi, et par bonheur, quelques révélations éblouissantes déferleraient sur des puceaux de sous-préfecture assoupie. Nous recevrions leurs réverbérations avec la sincérité de l’âge, la fièvre au corps, au coeur. Un jour, un principe de vie surgirait dans notre atelier du futur, le lycée Cabanis. Il présentait l’aspect d’un météorite de chair et d’os, tonitruant, sûr et volontaire, soufflant des mots brûlants de poèmes sans masques.
Le météorite avait notre âge. Il était doté d’un patronyme ordinaire, d’une physionomie mollement asiate, et d’une tête franche taillée dans un bois dur. Dans la contrée, on croise encore, au marché ou dans leur bout de vigne, de ces gars généralement affublés d’un béret. Jean-Paul Michel nous annonça avoir pris langue avec André Breton à Saint-Cirq-Lapopie. Nous eûmes raison de le croire, et de nous atteler aux manifestes vibrionnants apparus avec lui dans le décor humide et moussu accouché par la rivière. Jean-Paul fomenterait un groupe nommé Braises. Dans les mois suivants sa mise au jour, la désignation de « trublions aux allures de poètes » par le journal local pensait dénoncer la moelle de nos tendrons. On n'en avait que fiche!
Un objet lourd avait cassé les journées ternes. À quatre kilomètres des Chapélies, à Estavel, quartier des cheminots, une presse à cylindre du dix-neuvième siècle, tournant à bras, trônait dans le garage de la maison familiale de Jean-Paul, rue Jean-Baptiste Fournial. Le moment venu, j’expliquerai à Mila, ma petite-fille, et à Martí, mon petit-neveu, que sans téléphone et à peine de télévision, sans voiture et à peine de voyage hors du canton, « la chose » semblait, à mes dix-neuf ans, sortir d’un colis envoyé par Jules Verne.
La presse avait été camionnée lentement en raison de la surcharge depuis le Mas de la Greffe, près de Montpellier, dans le « nez de cochon » (le populaire Peugeot D4) du père de Jean-Paul Chavent, un autre de nos compagnons. C’était un cadeau de Vodaine, imprimeur, éditeur et poète, lequel concevait et réalisait Dire au Mas de la Greffe. En 1966, à Brive-la-Gaillarde, la presse imprimerait quelques tracts, « d'allure disons dadaïstes, à moins qu'ils n'appartiennent à la préhistoire de Mai 68 » (de la bouche même de Jean-Paul Michel) et un seul livre. J’ai perdu tristement mon exemplaire sur papier kraft (format 41 cm x 30,5 cm). Le Roi, de Mohammed Khaïr-Eddine, forme un texte qu’on trouve depuis peu dans Soleil arachnide, en « Poésie Gallimard ». Ma main avait découvert dans le même temps ce qu’est au papier le grain, ce que lui est le filigrane. Frôlant des siècles plus tard la trempe de pâte liquide et pâle du Moulin Richard-de-Bas, dans une des vallées d’Ambert, ma main se rappellerait la « Vodaine », aujourd’hui au Musée de l’Imprimerie de Bordeaux. Avec le temps, l’imagination doit avoir dilaté son volume...
J’ai franchi par effraction la barrière entourant la barre. Celle-ci est déshabillée de ses fenêtres. L’image est inattendue. Blessante. Les trous sales pourraient sortir des images de  Sarajevo qui griffent.
Pour les bourgeoisies du centre-ville, la Cité des Chapélies représentait diableries à leurs portes. Quand, dans un geste d’entrebâillement social mâtiné de bonté piétiste, les parquets cirés et odorants du boulevard circulaire s’ouvraient aux enfants de l’enclave excentrée et suspecte, ceux-ci étaient déconcertés par la patine et les porcelaines en équilibre. Nous repartions toujours sur un regard féminin qu’un bijou clair rendait supérieur.
J’ai foulé les gravats du bâtiment évidé. Les débris des vitres craquaient sous les semelles et le plâtre des cloisons abattues fardait les bas du pantalon. Avec à la main la sonnette arrachée de l’appartement 10, porte gauche du premier étage de l’escalier B, il m’est venu que si je retrouvai dans la cave des boulets de charbon d’avant la généralisation du chauffage électrique, un passé d’expérience domestique ressurgirait. À tour de rôle, il fallait les monter dans un seau allongé à bec verseur. Descente immédiate : rondement, après avoir déblayé un amas d’objets écrabouillés, il en est apparu, formant tout un tapis dans la sous-couche de terre. Je me suis noirci volontairement les mains. Quelle joie ! Il y en avait assez pour se noircir également le visage comme dans un charivari africain. En remontant l’escalier, les lieux pour moi seul se sont animés avec leurs prolétaires de toutes les branches, y compris des adjudants de l’Armée et des simples gendarmes ; avec des ballons, des garçons, des vélos, des filles.
Il s’enfuyait certains soirs de l’une des baraques qu’on voyait du balcon, vestiges en bois gris de la guerre, abris d'une population hétérogène. Amoul frappait à notre porte pour échapper aux coups de ceinture de son oncle, adjudant de carrière et salopard alcoolique. L’assiette ajoutée sur la table est remplie de bouillon complété de vermicelle et de cou de poulet... Mon frère et moi consignons en silence la bonté de papa et maman. La nuit qui danse à la fenêtre nous demande : que pensez-vous de la vie ? D’Amoul, je garde la reconnaissance embuée sur le sable blanc du cimetière, à Estavel...
Toutes les portes, extérieures, intérieures, de la barre de huit escaliers ont sauté. La rambarde du balcon est tordue. La mémoire a déposé une volière. Les oiseaux menus, à plumage dominé par le jaune, aiguillaient leurs cris brefs vers un homme épuisé de mémoire concentrationnaire, mon père. C’est comme si dorénavant il n’y avait plus rien à oublier. Avaler ces vers : C'est pourquoi je ne regrette rien/Et j'appelle les démolisseurs/Foutez mon enfance par terre/Ma famille et mes habitudes/Mettez une gare à la place/Ou laissez un terrain vague/Qui dégage mon origine/... (Cendrars).
Dans l’entrée, je me suis dressé de tout mon haut pour dégager, sous deux couches de papier peint, celui aux feuilles de lierre sur une apparence de mur gris. Sous les lambeaux dérisoires effilochés par le haut, j’ai avancé jusqu’à la chambre du fond. Le lendemain, y retournant ensemble, mon frère a reconnu ceux qu’il avait collés, le bleu, le rose, épargnés malgré leur trente ans d’âge. J’avais « volé » dans le réduit, penderie transformée en bureau, une photo cachée de SS femmes lançant des corps décharnés dans une fosse de Mauthausen. Le papier bleu doit se souvenir: les yeux écarquillés, le garçonnet désarçonné. Nous devrons vivre/avec l’herbe apaisée/et le rire des catacombes. (Tranströmer)
En mai, la barre va s’écrouler.
À bientôt.
Ps : Jean-Paul Michel, Jean-Paul Chavent, Pierre Bergounioux (principal délateur de notre commencement et de ses géographies), quelques autres, je ne sais pas si je vous l’ai dit, mais ils sont de Brive-la-Gaillarde, du 19100, comme moi, et, pardi, on ne va pas se demander pourquoi depuis quarante ans nous faisons les piverts à l’écorce des livres.

mardi 14 février 2012

Lluçanès, chose sûre...



Barcelone, dimanche 12 février 2012.

Je descends du Lluçanès, un plateau entre littoral et montagne, une pause géologique austère creusée par quelques failles rassemblant des ponts romains. L’endroit se prête à l’oubli de l’actualité, ce « morceau de papier alu qui brille au soleil » (Iego Gran). Cette semaine, le grain n’aura pas manqué dans les journaux, ces basses-cours où la curiosité picore. Avec la condamnation du juge Garzón, la démocratie prenait un coup de massue sur la tête. Avec l’annonce de la réforme du travail, un coup de ramponneau heurtait la tempe des salariés. Avec la mort de Tàpies, l’empire des signes perdait un géant. Il y eut bien moins grave, cependant commenté abondamment : les gags des Guignols de Canal + ciblant les champions espagnols au nom du « tous dopés ». Ma condition de Français m’a valu d’être apostrophé à plusieurs reprises.

L’Espagne est la terre d’accueil des réalités insécures, une litière des corruptions absoutes, et, dernière des nouvelles sur le front des impunités, ces dernières semaines sort à la lumière le scandale inouï du vol massif de bébés, engagé sous la dictature et dont le dernier cas, classé par la justice, remonte, je viens de l’apprendre, à 1990 ! Un Contador (coureur cycliste) ou un Nadal (tennisman) valent chacun trente philosophes ou quarante poètes. Le dopage est officiellement traité à l’arrosoir quand il faut la lance d’incendie au nom de la santé publique. Je suis tenté de paraphraser Leonard Cohen, « Certains prédisent la pluie. Moi je suis mouillé depuis longtemps », car ayant circulé dans le monde sportif, j’ai entendu, autres temps mêmes moeurs, moins sophistiqués, la musique du dopage.

Je ne vais pas en jouer, car, à la minute, il est préférable de se concentrer sur le ronron produit à côté, en cuisine, par le pot-au-feu de Monsieur Villerette, le boucher du boulevard du Jeu de Paume à Vic-le-Comte (Auvergne). L’adresse figure dans mon carnet des « Choses sûres » à la couverture de couleur pervenche. On y trouve également les briquettes au café du chocolatier Vieillard à Clermont-ferrand (Auvergne), les rillettes de canard de Virginie et Jean-Michel Cérou à Saint-Michel-de-Bannières (Quercy), et depuis tout à l’heure le lapin grillé que j’ai dégusté à deux mains Cal (chez) Penyora, le restaurant de Santa Eulàlia de Puig-oriol (Lluçanès donc), au milieu des marmots piaulant et des grand-mères le dos tourné vers la flambée dans l’âtre.

Dans un tel capharnaüm de rougeurs vives enfantines, on ne peut qu’abandonner la petite mansarde de son esprit. Sans le connaître, comme un grand-père, j’ai pris Guifré, un bambin de vingt mois, sur les genoux : il réclamait un bout dans mon assiette. Il a pincé une pomme de terre, est parti avec elle dans le bec, est revenu, est reparti avec une tranche de pain dont il balayait l’air de la salle commune tandis que l’ami Ramon Erra, maître des lieux et romancier primé, me demandait comment rallier le mieux Clermont-ferrand et les volcans d’Auvergne où il se propose de promener l’un de ses futurs personnages. Sans déroger au devoir d’écoute de mon ami, j’en tenais pour ce que me suggérait le prénom de Guifré dont l’équivalent français le plus symbolique serait certainement Clovis. Guifré dit Le Velu fut l’un des comtes de l’âge d’or catalan, au premier Moyen-Âge. On trouve assurément moins de Guifré à Barcelone que sur ces hautes terres. Comparée à la conscience nationale urbaine, la conscience nationale rurale est moins chichiteuse et moins dans le compromis.

Merci Les Guignols qui d’ailleurs ne sont pas en reste avec nos propres champions ! Il fait bon rire au milieu de tout ce qui tombe en ce moment sur la conscience du démocrate, comme je l’ai dit avant, et sur celle du citoyen : une compagnie aérienne locale et mégalomane qui ferme (moins 4000 emplois), des boutiques qui baissent le rideau, des jeunes et des moins jeunes cherchant leur chance à l’étranger. Au vu de ce que les yeux peerçoivent, l’économie à genoux crayonne une falaise en train de s’effriter. L’économie souterraine empêche son affaissement.

Comme les endroits écartés forment des sanctuaires depuis la plus haute chrétienté, la férocité de la crise n’est pas montée jusqu’au Lluçanès, terroir ferme et immuable sous le manteau de ses villages ocres et de ses fermes massives disséminées : 9% de chômeurs dans la comarque. Au temps des prêts bancaires à tous les étages, l’Espagne était le pays de l’endettement heureux, un Disneyland de villas avec jacuzzi et 4x4 dans le garage. J’ai un banquier au-dessus de la place Catalunya. Il est jeune, joyeusement désabusé et décalé : « Faut bien vivre ! » me dit-il. L’autre semaine, il m’a raconté comment sa propre banque plume les clients : « Quand ton compte passe en rouge, les agios c’est du 29,5%. Illégal. Ça s’appelle de l’usure. Il n’y a que l’Italie à faire aussi ça en Europe. » Je n’ai pas vérifié. Je me suis rappelé cette conversation et tout le reste en m’arrêtant devant la succursale bancaire étriquée de la longue rue principale de Santa Eulàlia de Puig-oriol, au bout de laquelle le soleil imprime des cadences légères sur les grands prés. Sur la porte, un papier avise de la plage d’ouverture : quelques heures en un seul jour de la semaine. On trouve les mêmes devantures mais pincées de tristesse dans les villages gris noirs d’Auvergne aux horloges publiques arrêtées. La rue couloir de Santa Eulàlia, si avenante, est un héritage urbanistique du grand cycle des transhumances à travers les siècles. De la mémoire des dalles montent les vibrations du pas des troupeaux, et aussi du martèlement de l’armée républicaine fuyant vers le Nord en 1939.

Je marchai vers le point d’horizon. La barrière pyrénéenne s’était rapprochée, secondée par le rayonnement du froid sec et limpide. Elle marquait la seule limite, son découpage parfait dans l’azur apportait aux yeux un apaisant bienfait de certitude en place. Ni gêneurs des trottoirs ni incontinences télévisuelles ! On pouvait descendre en soi plus profond. Dans ce Lluçanès au-dessus de tout soupçon où l’on ne se fatigue pas de saluer les arbres, le soleil a longtemps brillé, il a fini par tomber derrière le plateau, alors je rentrais déjà, négociant virage après virage tout en me résignant à la perspective de la plaine embouteillée, la solitude avait un sens, j’aurais voulu voir s’envoler des chouettes dans le crépuscule, ça n’est pas arrivé. Plus tard, j’ai rempli avec discipline une page de mon journal, réserve des détails du jour à sauvegarder, comme l’arrêt à Santa Maria de Lluçà, église magistrale avec un cloître perlé de colonnettes. Même avec moins d’un milligramme de foi, on adhère au génie bien peu ostentatoire de ses fresques ocrées restées du Moyen-Âge. En époque de fractures, elles peuvent encore enlever ou réduire les peurs. Mon journal rempli, j’ai inscrit le Lluçanès dans le carnet des « Choses sûres » à la couverture de couleur pervenche.

À bientôt.

lundi 7 novembre 2011

Il pleut sur Lilla



Lilla, le vendredi 4 novembre 2011.

Bonjour,

Il pleut. Un jour, au comptoir du Lux Bar de la rue Lepic, aux premières marches de Montmartre, une danseuse du Moulin Rouge racontait qu’elle ne pouvait avaler du poisson les jours de pluie. Elle passait de temps en temps. Depuis la Sortie des Artistes, la distance devait être de deux cents pas, mais en côte. Personne n’avait relevé. C’est qu’au Lux Bar personne ne pouvait étonner personne ! Ainsi, dans un recoin formé par la rencontre entre le comptoir et une cloison, Juliette, empoisonnée graduellement par les rosés, pouvait raconter sans enregistrer d’écho autour d’elle : « T’as vu l’article dans L’Parisien ? En rentrant bourré chez lui, un mec s’est fait arracher l’nez par un chien... Les chiens, ça aime pas l’alcool ! Moi, j’le sais. L’aut’ soir, com’ j’rentrais avec un p’tit coup dans le pif, Poupette elle a aboyé rien qu’en sentant mon haleine. » Le voilà enfin l’écho, chère Juliette dont la mine n’était pas de Toussaint !, alors que la mienne peut-être, à cette minute... Il s’est fait entendre ce matin. Il était en train de pleuvoir rageusement. Le ciel lâchait la bonde à ses sources depuis une flopée d’heures ! Des gouttes comme des perles d’huître, grosses et luisantes, s’accrochaient au squelette des chaises en fer sur la terrasse. À la lampe du plein jour, je sélectionnais des archives sur une longue table de la maison que j’occupe depuis deux journées à Lilla, village balcon sur la combe de Vilaverd, le village de ma mère, et sur le faux plat de Montblanc, capitale du canton. J’ai pensé au Lux Bar à 1200 kms, à Juliette et à la danseuse du Moulin Rouge parce qu’une feuille venait de glisser de cartons pourtant dédiés à un sujet bien différent. Elle est barrée d’une inscription : « Les dames de la Butte ». Un autre bout de note figure sur la même feuille égarée : « En quelle tombe reposes-tu, Germaine de la rue des Dames ? Tu déclarais tes quatre-vingt-dix ans. Tu tenais la dernière guérite parisienne de La Loterie Nationale. Dans l’arrière-saison des journées d’hiver, quatre ampoules en désordre éclairaient un curieux toupet au sommet de ton crâne... Un jour, tu t’étais énervée : « J’ai commencé en 57 en vendant des « Gueules cassées », et maint’nant on m’demande de vendre des « Morpions » ! Alors je réponds qu’j’en ai pas ! » Germaine... C’était un soir blafard d’un hiver mou... Moi j’avais bien ri, Germaine pas.

Hier soir, entre deux ondées à plein potentiomètre et imaginant qu’elle devait être pour une fois luisante, j’ai photographié la façade de l’église à vingt mètres de la maison. Je m’y suis rendu à nouveau ce matin. Ce n’est plus la même carte postale. Maintenant, au pied de l’escalier, où dans les aoûts greffés de sardanes et de chorales les enfants s’ébattent à la sortie de la messe dans les cercles d’ombre des mûriers, un flot pas à sa place laisse pressentir des calamités. Le village demeure beau sous la tourmente, nu et beau même quand la bourrasque s’acharne contre les parfums des basilics. Tous les historiens vous le diront, les archives requièrent le silence afin de révéler leurs murmures et leurs clameurs retenues dans les strates. Une fois engagée la plongée saisissante, on s’oublie vite du dehors. La maison est seulement réveillée les fins de semaine. Ramon rivalise alors de générosité, l’âtre embouche côtelettes et boudins noirs, Nuri sacralise la fideuà et Sofia divinise l’aïoli. Elle prie intérieurement, tout le monde le sait, ensuite elle retourne le pot aux reflets jaunes et rien ne tombe. Réussite totale ! On n’applaudit pas, non, on fait chapeau bas. Marta écrit des dissertations se terminant par un long etcetera, c’est sa ravissante formule, et Pau (« Páou ») songe parfois que la vie ne devrait être que ce qui advient dans la prochaine heure. Ils sont des miens. Les cinq ont, enracinées, l’intelligence du coeur et celle de la mémoire donc celle de l’avenir, même en dehors du 1er novembre.

Notre Ministre de l’Éducation nationale devrait demander à toutes les classes de commenter cette phrase : le présent est le passé du futur.

Hier après-midi, j’ai pris le chemin de Vilaverd. Ça ne change pas : quelque chose d’incommunicable me remonte par les pieds et les jambes et file à la vitesse de l’éclair jusqu’en haut de la charpente où nichent mes pigeons voyageurs, mes hirondelles et tous les saints oiseaux de la Grande Course. Dans la rue coudée conduisant vers l’ancienne mairie, comme je circulais sous le parapluie entre les flaques, j’ai surpris le fin mouvement d’un voile derrière une fenêtre. Une voix de femme a chuchoté : « Es el fill de la Rosita. » (« C’est le fils de Rosita »). Il est très fréquent que j’entende cet écho-là. Je m’en étonne parce que les années passent. Il arrive qu’une voix cachée, celle-ci ou bien une autre, manifeste de la curiosité : « Es lo petit o lo gran ? » (« C’est le petit ou le grand ? ») Nino Ferrer chante dans Le Sud que le temps y est plus long. Vrai. Également les rideaux y bougent davantage. Je me suis posté pour quelques secondes. Il était environ quinze heures et l’on n’entendait plus que des mouvements de vaisselle. L’épicerie, cette halte abonnée à la route oedipienne, devait avoir fermé depuis peu, mais de la savoir à proximité, j’ai ressenti quand même les gazouillis pérennes de limonade. Quand ma mère passa derrière le Grand Rideau, j’avais retrouvé dans le tiroir oblong de sa machine à coudre une image religieuse de la patronne du village, la Vierge de Montgoi. Une concordance de puissances supérieures me fait penser à la photographie placée depuis quelques jours dans mon sac ! À quelques arrondissements du Lux Bar, une lumière diurne ondoie sur un ventre de jeune femme enceinte. Dans la petite ombre fuyante sur le visage rasséréné, les sentiments surabondent. Il pleut à Lilla comme à Vilaverd, et en mars à Paris il fera grand soleil.

À bientôt.

vendredi 28 octobre 2011

Sèves de Brive


Brive-la-Gaillarde, le mardi 25 octobre 2011.

Deux décennies durant, le monde a mesuré les cent pas d’une cuvette annoncée par un panneau d’orgueil : « Brive-la-Gaillarde, le riant portail du Midi. » Longtemps après, que ce soit en dévalant le versant vert du Massif central ou bien le versant de grès rouge prolongeant le blanc du Causse, ou encore en franchissant l’entrée par le plat blond aquitain, mes yeux enlacent les platanes du boulevard circulaire, puis mes pieds s’en vont scanner le sable blanc du fond de La Guierle. Les souvenirs d’une géographie enclose descendent comme des colombes à mes mains ouvertes. Je vous écris depuis cet endroit inaltérable, toitures d’ardoises et marchés ouverts, sols triasiques et permiens, jardins à petits pois et fraises, où je reçus l’offrande des racines, ces marchandes de sèves.

J’ai toujours considéré la ville comme un port à l’intérieur des terres. La présence d’un phare scrutant la rivière distraite par les goujons invitait les enfants à rêver de corsaires. Il ne s’agissait que d’un château d’eau inutile qui trompait son monde à cause d’une partie sommitale arrondie et de verre. Il équilibre toujours la toile de La Guierle, « notre » Place de la Concorde devant le Théâtre rénové : la façade a conservé ses formes, sa nouvelle peau meringuée est copiée de celle, poudrée, d’une princesse de la Cour de Vienne. J’y entendis chanter Jean Ferrat, Jacques Brel et Hugues Aufray avec à l’entracte quelque ventriloque. Des fauteuils furent cassés par des fans lors du passage de Johnny Hallyday. La sortie de ce spectacle serait houleuse et le nouveau commissaire me chercherait des noises confondant l’apprenti journaliste avec un « yé-yé ». Il faut croire que mon âge ne devait pas coller à l’idée qu’on se faisait d’un digne représentant de la presse. Sacha Distel me demanderait un soir en coulisses d’aller lui chercher son rasoir ! « Et puis quoi d’autre ? » lui dirais-je ; il en serait surpris et s’excuserait tout en s’arrangeant d’une fille foldingue le suivant depuis Valenciennes. Je verrais Tino Rossi sortir de scène hagard et marchant derrière le rideau rouge comme un automate. J’interviewerais France Gall en fin d’acné, nous avions le même âge, Poupée de cire, poupée de son. Passons.

Nous écrivions sous une lampe vacillante dans une maison obscure de la rue Majour et sur une IBM à boule 7XXD modèle 713, de couleur beige, considérée aujourd’hui comme « la plus pop des machines à écrire » ! Houhaou ! Le soir du référendum de 1969 perdu par de Gaulle, François Mitterrand fêtait non loin du Théâtre son parrainage d’un enfant de Roland Dumas. Le « chef » m’avait envoyé recueillir sa déclaration. Dans un sofa, Danielle Mitterrand et sa soeur souriaient et ne pipaient mot. Le grand homme m’avait remis une feuille très griffonnée, j’avais recopié la déclaration finale sur un cahier, il avait repris la feuille. Quelques jours plus tard, le « chef » avait reçu un coup de fil acerbe de la direction de Poitiers. Le grand homme avait protesté. On lui avait « envoyé un gamin, un stagiaire ». Ainsi suis-je né au journalisme dans le linge d’un prématuré.

Je viens de converser avec la factrice du quartier. Sa tournée fait 7,6 kilomètres et 782 boîtes à lettres. Un homme probablement des Ressources Humaines l’a chronométrée durant tout son parcours. La Poste entend-elle citronner un jour la postière ? À ses experts humanistes cette conclusion de Saint Augustin : à la différence de Dieu, qui est permanent, l’homme est éphémère. Que perçoivent-ils du Temps, ces contremaîtres ? C’est moi qui le dis, pas la factrice qui poussait son vélo le long de l’avenue de Paris (anciennement avenue du Maréchal Staline). Je disais « Brive, un port à l’intérieur des terres. » J’ai la mémoire annotée de mille détails sur une native propension au farniente : le « zaas » des moulinets des cannes à pêche, l’appel des cèpes du côté de Lanteuil, les décapotables des fils des quincailliers, le grattage des fraises, le souverain lâcher de merde des limousines sur le foirail au parler limousin. Le « coujou » désigne la courge en occitan de Basse Corrèze. Le « coujou » désigne également le Briviste depuis la guerre de Cent Ans. La population chassa l’Anglais en déversant des tombereaux de courges. La ville mérita du coup le titre de « gaillarde ». Confirmant sa nature, elle fut la première ville de la France occupée à se libérer par ses propres moyens le 15 août 1944.

Depuis la terrasse du Théâtre, on voit le marché glorifié par Brassens et on songe à la Trinité briviste des oies grasses, du rugby et des écrivains. Pour les oies grasses, il faudra repasser en décembre. En attendant, on peut se rabattre sur les cabecous permanents ou sur les pièces d’un veau élevé sous la mère. Pour le rugby, j’ai suivi samedi le match contre Bayonne comme s’il s’était agi d’une joyeuse partie de campagne. Ce jeu repose sur un merveilleux paradoxe : avancer en passant le ballon à un partenaire placé derrière soi. Pour les écrivains, les affiches annoncent la prochaine Foire du Livre, et, comme tous les ans depuis au moins vingt ans, le Tout-Paris littéraire se rassemblera sur La Guierle, un stylo à la main et une fourchette dans la poche.

Quelques heures avant la partie de rugby, je suis devenu le parrain civil d’un garçon, presque un homme, prénommé Sean. On ne chasse plus l’Anglais depuis longtemps. Aucun journaliste prématuré n’ait venu quérir de déclaration. J’ai offert au jeune homme Don Quichotte en Pléiade. Je lui ai murmuré En un lugar de La Mancha, de cuyo nombre no quiero acordarme,... sans le lui traduire. Toute langue est un chant. Je lui ai expliqué que mon propre parrain civil me l’avait offert, lui aussi. Finalement, c’est comme avec le rugby : on passe le ballon chaud à celui qui se tient derrière.En même temps, je me suis souvenu que Kundera a écrit:"Le romancier n’a de comptes à rendre à personne, sauf à Cervantès."

À bientôt.

mardi 18 octobre 2011

Le Morvan, Vercingétorix, La Hulotte et Mitterrand


Le mont Beuvray, dimanche 9 octobre 2011.

Bonjour,

Dans l’une de ses chansons, Raimon explique comment, en Catalogne, la pluie ne sait pas pleuvoir. À l’inverse, celle du Morvan manifeste un sacré savoir-faire depuis mon arrivée, il y a deux jours. Au bout d’une heure, quand on n’est pas d’ici, on fronce les sourcils, on maugrée un peu, on cherche le premier abri. Tandis que l’autochtone, né sous le signe des cumulus, ramène la capuche sur le front et marche imperturbable vers son porche. Je comprends l’autochtone. J’ai connu dans un passé auvergnat des orages automnaux obstinés. Les brouillards bloqués dans les fonds de vallée descendent jusqu’aux socquettes. Plus sympathiques sont ceux qui se fixent au-dessus de l’Allier. On scrute le mieux ces écharpes de tulle depuis le promontoire de Gergovie, où la statue de Vercingétorix rappelle la fameuse bataille. Il n’est pas saugrenu d’évoquer le chef gaulois au pied du mont Beuvray. L’élévation abrita la cité de Bibracte où notre Père à nous tous petits Français, réalisa l’unité des tribus gauloises face à César.

Je reviens à Raimon et à sa pluie catalane qui ne sait pas pleuvoir. Je le comprends aussi. Nous devons être quelques-uns, les jours de tempêtes ronflantes, à prendre le premier métro vers Barcelone centre, station Jaume 1er, afin d’écouter le fracas organisé par les gargouilles giflant les dalles qui entourent la cathédrale de l’antique Barcino. « La pluie, on en a besoin » vient de dire, à la manière du Sage, l’écrivain Jordi Puntí, rentré mouillé d’une ballade sans imperméable sur le mont Beuvray. Puntí a parlé comme un homme qui revoit ses vacances d’été. La formule est d’Alexandre Vialatte. Ce dernier a écrit qu’octobre « est le vrai mois des bilans », « le moment de ramasser les feuilles mortes alors que le hêtre s’est rouillé ». Puntí a essuyé trois petites gouttes à son front, puis il a regardé par la vitre persévérer les ruissellements. C’est l’heure des vêpres, un ordre de mousson aimable règne sur le Morvan : la terre buvarde, les fougères naines oscillent, le dos des Charolais vire au blanc de craie, les espèces discrètes comme clandestines sont à couvert dans les haies. Jordi Puntí quitte les lieux. Nous avons conversé ces deux jours avec des amoureux de la lecture. Nous nous reverrons au sec, à Barcelone.

Je songe à la Somme. Comment agissent sur elle les mouvements du ciel ? En effet, j’ai croisé en venant, du côté de Bourbon-Lancy, ses berges tranquilles jardinées naturellement à l’anglaise comme la shakespearienne Avon. En découvrant son nom, j’avais sursauté. Jusqu’à présent, je ne connaissais de Somme que picarde. Continue-t-elle dans les conditions du moment à tortiller à menus méandres et à répartir une harmonie enjôleuse ? Je fredonne l’air de Famous blue raincoat. Entre Leonard Cohen et harpes de pluies, s’intercale un Morvan prenant le pouls de la terre. Il me faut impérativement la fouler.

... C’est fait ! Je rentre du crépuscule du mont Beuvray sous les hêtraies. Je me suis souvenu que dans les années 70, nous étions abonnés à une revue artisanale élaborée dans les Ardennes. Elle se nommait La Hulotte. Avec ses textes condensés et ses croquis minutieux, elle apprenait aux citadins émigrés dans les campagnes à se familiariser avec le corbeau, avec la loutre, avec la fouine, avec le chêne, avec l’ormeau ; à pénétrer par le trou de la serrure dans les haies serrées des bocages alors maltraités par les pelleteuses du remembrement rural. Des paysans en souffrance se couchaient en travers des machines... La Hulotte n’aimait pas beaucoup le hêtre, principalement parce qu’il est réfractaire au gui. La Hulotte se laissait aller parfois à la tentation poétique. La Hulotte considérait aussi que le hêtre ne laisse guère de chance de survie à ses confrères. Son argument était en gros le suivant : le hêtre file droit en colonne vers le ciel, parvenu au plus haut il étale son branchage, il empêche le soleil de passer, les voisins du dessous dépérissent. La Hulotte, « le journal le plus lu dans les terriers », jugeait ce comportement inélégant et injuste. J’ai marché sans a priori sur les frais tapis de feuilles sang foncé et or brun des hêtraies majestueuses. J’ai éprouvé un plaisir quasiment thermal. Subissant l’attrait d’autres horizons de la réalité que ceux de La Hulotte, je me suis approché des chantiers des fouilles archéologiques qui alimentent le cordon ombilical avec le passé celte. Demain, l’ancienne Bibracte sera un peu plus mienne. Vincent Guichard m’a promis une visite du musée qu’il dirige au pied du mont Beuvray. Je saurai sans doute mieux comment les Gaules devinrent romaines. Anne Flouest, son adjointe, géologue et paléoclimatologue, doit nous concocter une soupe gauloise ! S’engager sur les ponts lancés par d’autres tient l’esprit en haleine.

Est-ce que la paléoclimatologie révise les variations climatiques de la politique ? Le sujet mériterait un colloque en chandail humide. Alors que je marchais sur l’humus cachant peut-être dans une couche inférieure un chaudron gaulois, un hêtre bordé par une roche grise a murmuré « Mitterrand » ! Il convient de se rappeler que le Président voulut se faire enterrer sur le mont Beuvray. Des aléas administratifs l’en empêchèrent. Je n’ai pas cherché le bois de Mitterrand. Je me suis rappelé combien la forêt et les prés consolaient certains hommes politiques de la fureur de l’ambition. N’en fréquentant plus, je ne sais pas si ceux d’aujourd’hui éprouvent le même besoin de compensation. J’ai imaginé les chaussures de Mitterrand dans la gadoue des fermes, par exemple au hameau « Le Poirier au chien » tout proche. Le nom est si gracieux. Il flottera encore en moi pendant plusieurs jours avec celui de la Somme. Dans ma Corrèze natale où un autre Président crotta abondamment ses chaussures lui aussi, un jour j’avais noté sur la route de Vigeois le joli nom de Gratterogne. Science fruitée que l’onomastique !

L’éternité avait beau tomber en averse sur le mont Beuvray, je n’ai pu m’empêcher de penser, à cause de Mitterrand, à l’une des images savoureuses du Cahier des dissonances que je remplis de temps en temps. On voit François Mitterrand et Michel Rocard en forêt. Mitterrand est dans son habit de campagnard aguerri. Rocard fait la tête du gars descendu en coup de vent de sa propre hauteur de vues jusqu’à la rue des Écoles chez Le vieux campeur. « S’il vous plaît, une tenue de randonneur ! » Comme on est ! La plénitude hurlait (j’emprunte à Pentti Holappa dans Les mots longs car c’est exactement l’effet qui m’a été offert tout à l’heure) et voilà que je me laissais distraire par le saugrenu dérisoire d’un célèbre coup monté.

Le Poirier au chien, la Somme, Gratterogne... J’aime aussi le nom de la pie bavarde, habitante du mont Beuvray. C’est pourquoi je me tais.

À bientôt.

samedi 3 septembre 2011

E Marylin... E Fellini...


Torino, mardi 23 août 2011,

Je suis redescendu vers le Pô. Sa léthargie perdure. Une absence de destin continue de recouvrir sa peau. Son maquillage est du vert sombre des grosses olives servies au déjeuner, les Bella di Cerignola ! Moins subtiles que mes Arbequines catalanes de la taille d’une petite bille, ces madones charnues font durer le plaisir. Sur la berge, je n’ai croisé que quelques piétons égarés. J’ai trouvé qu’il y avait trop de vides devant moi, alors, comme en ce moment un petit volume sur Degas m’accompagne, j’ai inséré Femmes se peignant sous des saules pleureurs du fond de la promenade. Puis j’ai esquissé l’hypothèse d’une désunion entre la cité si pimpante et le fleuve si las. Absurde. Août est, par excellence, un mois faussaire. Les données changent partout, sauf dans quelques cantons de Creuse et de Haute-Loire. Bref, ce n’était pas le bon moment pour imaginer des glissements aux chandelles de quelque Casanova, des évanescences diurnes sous les barques, donc un esprit du lieu. Peut-être qu’en revenant en janvier... En conséquence, j’ai pris congé du Pô.

En remontant le Corso Vittorio Emmanuele II, j’ai croisé un trio de buveurs britanniques pragmatiques. À côté des chopes presque vides attendaient des chopes pleines. Avançant, j’ai entendu une cloche dont j’étais bien incapable de situer la provenance en raison de la faible consistance de l’écho. M’est revenue aussitôt la légende qui courait au Moyen-Âge à propos d’une cloche de Rocamadour. Sur ce massif de foi perché loin dans les terres, la fameuse cloche sonnait dès qu’un bateau se fracassait sur les côtes de France. Devant une dalle digne d’une cathédrale marquant l’entrée d’une simple paroisse, j’ai cessé d’envisager ma destination vers quelque terrasse de café sous les arcades, car une petite dame très brune, à la fois boulotte et inquiète, en sortait à pas bien abrégés : Oedipe sur ma route ? Je me suis inventé de retourner chez Fiorio avec elle pour la combler d’une glace des glaces, la « fiorio » à 6,50 € avec sa chantilly. Cette apparition et cet écart de pensée m’ont fait changer mon cap. Bientôt je poussais les portes du musée national du Cinéma.

Ils devraient placer une ouvreuse dans l’entrée avec sa lampe dans une main, son autre main ouverte aux pourboires, comme au Rex sur mon grand boulevard de Brive qui tourne sur son cercle de platanes. Pour le reste, la démonstration est merveilleuse. Dès avoir pénétré dans la salle des ombres chinoises, la question ne se pose plus si l’on a bien fait d’opter pour le Piémont plutôt que pour Mandragore. On est au coeur d’un univers indépassable. Je n’ai rien photographié, mais j’ai bu une quantité inconsolable d’images, debout ou allongé dans un fauteuil étrangement basculé. La scénographie est tout de cascades dans la coque évidée d’une tour vertigineuse, la Mole Antonelliana, symbole de Torino. Elle aspire les sens. Je me suis souvenu d’une amie à Paris qui appelait : « On se fait une toile ? ». Elle détenait l’exclusivité de cette expression devenue agréable. En revanche, j’ai éprouvé de l’agacement devant une vitrine contenant un bracelet, un bustier et des talons hauts de Marylin. Encore le corps de la reine blanche, toujours le corps, rien que le corps. Et flûte ! Confrontés à ma lecture récente de ses écrits, poèmes et lettres témoignant d’une âme sismique, ces trois moignons de souvenir me sont apparus inappropriés, et même injustes. Elle disait à propos de Goya et ses démons : « Je connais très bien cet homme, nous avons les mêmes rêves, je fais les mêmes rêves depuis que je suis enfant. » Je n’ai jamais vu de regard plus subjugué que celui de Marylin devant La petite danseuse de 14 ans de Degas exposée en 1956 à Los Angeles. Cette image s’est gravée en moi. Je dois avouer que je serais moins précis sans deux de mes carnets dans la sacoche et mon Degas Illustré. Ainsi je peux vous dire que la statue de bronze avec tutu fait 99 centimètres. Nous l’avions « touchée » cette année à Barcelone lors de l’exposition Degas devant Picasso.

Non loin de là, deux miracles : le chapeau et l’écharpe rouge de Fellini ! Une puissante émotion s’est emparée de tout mon être. Si Truffaut m’a consolé du noir et blanc de mon enfance, Fellini m’a donné un grand coup de tête. Il a changé les dimensions de l’écran. Simenon dit de Fellini qu’il introduit le fracas dans le cinéma. Tout est dit. J’ai relu un extrait d’une lettre de Simenon à Fellini, décidément mes carnets sont une aubaine : « Je vous imagine au sommet d’un précaire échafaudage, comme Michel-Ange sous le plafond de la Sixtine ou Shakespeare sur des tréteaux fragiles, Jupiter tonnant ou Roi Lear déclenchant « le bruit et la fureur » devant une foule grouillante. »

Il ne me reste qu’à vous saluer depuis ma petite table de l’hôtel Genio à l’oblique de l’hôtel Roma dont je vous parlais l’autre jour. Pavese... Mon balcon parmi d’autres balcons donne sur la cour intérieure de la bâtisse. Un homme en maillot de corps blanc range en ce moment même un tuyau jaune derrière une rangée de pots de terre. Je dois abandonner la chambre dans une heure. Je ne lâche pas l’homme dont j’ai fait un prolo de la Fiat mais il vient de disparaître derrière la porte-fenêtre. Pour où ? Ça fait un clap de fin comme un autre. Certes, il y avait eu la fille devant les colonnes de Via Roma avec un sac décoré d’une tête de mort et dont je n’avais pas voulu voir le visage... Mais va pour l'homme au maillot de corps blanc.

À bientôt.


dimanche 28 août 2011

Torino est une fête

Torino, lundi 22 août 2011.

Si je devais, à l’instant, faire cadeau d’une ville, ce serait Turin. Je m’y trouve. Je vous enjoins de ne plus dire Turin mais Torino. Essayez Turin !, maintenant essayez Torino ! Le sourire vous vient. Je suis à table. Au menu, tagliolini neri con gamberi e pesto. J’ai trouvé que l’intitulé pinçait la lyre de l’esprit gourmand. Si vous arriviez à l’improviste, vous craindriez peut-être la couleur noire dans l’assiette blanche, mais je vous encouragerais « n’hésitez pas ! c’est un délice ». La rue Conte G.Bogino a épinglé un nombre respectable de librairies à sa boutonnière. Avant de la traverser juste à hauteur du restaurant, j’ai exploré les tables de chez Comunardi. À ce nom sans équivoque, le temps de chez Maspero rue de La Huchette s’est aussitôt posé sur mon épaule. L’homme qui régente le lieu parle le français ; tout comme la gérante du restaurant, taches rousses sur la peau cuivrée, petite robe d’été fleurie sur la respiration sucrée d'une courte échancrure. Je n’ai pas eu à réclamer une Fiat 500 bleu pervenche dans le décor en lisière de terrasse. En voici une, elle pile, puis créneau, puis portière, puis lunettes noires, non, ce n’est pas La Cardinale mais comme toute rue d’Italie égale cinéma on prête à la dame qui descend un destin romantique. Avant de venir, quatre sèves seulement j’appariais à Torino : Fiat, donc Giovanni Agnelli, la Juve donc Michel Platini, les Jeux Olympiques d’Hiver de 2006 donc les Fiat et les Vespa de la cérémonie d’ouverture, enfin Le métier de vivre donc Cesare Pavese. Je suis hébergé en face de l’hôtel Roma où l’écrivain s’était donné la mort. Je suis décidé à lire en rentrant La maison sur les collines. La façade de l’hôtel Roma regarde d’oblique celle de la gare de Porta Nuova. On croirait, décanté par un architecte des grands travaux, un éventail de nacre richement ajouré comme ceux que Goya met aux mains des gentes dames de la cour. La façade avale l’entour par son prestige. L’envie de téléphoner à mes enfants m’a pris afin de leur rappeler le point d’or de leurs goûters anciens : Nutella. La marque appartient à la carte patriotique de Torino. J’ai été tenté de rapporter à chacun un pot de cinq kilos aperçu dans une vitrine. J’ai diminué le poids de l'intention. On éprouve sans remords des frissons de chocolat aux quatre points cardinaux de la ville, en particulier chez Florio sous les arcades, devant chez qui une dame assise sur une chaise devant un petit étal lit les cartes à une jeune femme perdue dans un regard de prière. C’est très étonnant de voir comment la jeune femme écoute obstinément à même le sol. Au camp, Desnos lisait les lignes de la main de ses compagnons pour qu’ils croient en l’avenir malgré le four crématoire. Suivant une recommandation visant le Florio, j’ai approché les lèvres d’une tasse de gianduia, puis tasse reposée, trois débordements de petite cuiller ont taché de marron La Stampa et traversé deux pages jusqu’à un article sur Berlusconi flattant la Lybie nouvelle. Mon départ est imminent et je ne saurai pas comment la pluie éclabousse les chevilles sur les pavés et sur les dalles impressionnantes des trottoirs. On pourrait tenir autour de chacune une vraie tablée. Avec tous ces interstices, descendre jusqu’au Pô en talons aiguilles doit s’avérer délicat. Le Pô est gravé dans la mémoire de l’école primaire. Résumé de gosse : la riche plaine du Pô traverse l’Italie, la botte italienne shoote dans une île. Sous les ponts, le Pô flâne, sans ambition, le courant ? Couleur de sieste. Sur une berge, un Garibaldi haut, grand et fort : le « père de la patrie » célèbre avec les Turinois l’anniversaire du risorgimento, 150 ans d’unité italienne, le mouvement est parti du Piémont, débauche de calicots vert-blanc-rouge. J’ai été tenté d’acquérir une belle gravure anglaise sur laquelle deux anges malins tiraient chacun de son côté le soufflet d’un accordéon diatonique, mais j’ai renoncé sagement. L’antiquaire de la Via San Tommaso m’a montré trois lettres de Napoléon, je lui ai répondu que je n’éprouvais pas de ferveur particulière pour l’Empereur. Alors nous avons parlé de la Juve et de Omar Sivori, mon idole quand j’avais douze ans. Je me serais alors damné pour Sivori et pour reproduire ses entrechats à l'approche de la cage des buts. L’italo-argentin jouait les bas baissés. Je jouais les bas baissés. Le marchand a d'abord paru très surpris qu'un étranger..., puis il a souri, puis il a corrigé mon accent : « Sívore ». Au milieu des parchemins, des gravures et des peintures, je lui ai raconté comment, afin d’entrer pleinement dans la peau de Sivori-Sívore, je devins pour toujours gaucher de la jambe à force d’heures, de journées, de semaines d’obstination, pilonnant d’un seul pied et de mon ballon de cuir rouge un mur dont le crépi décramponnait régulièrement. J’ai pensé que je devais arrêter bientôt ma petite histoire. Conséquence de ce transfert d’habileté, mon pied droit ne produirait plus que des shoots de pinson. Après ce dernier détail, le marchand et moi nous sommes quittés avec chacun un sourire de cordiale bienveillance. Je suis sûr que son père lui avait parlé de Sivori-Sívore. C’est de la main droite que je vous écris en vous souhaitant mille bonnes choses.