samedi 2 janvier 2010

Dans l'aube de Sète

Bonjour,
Le mistral soufflant la veille a replié ses bras, les blancs chalutiers dessinés le nez haut pour la pêche arrière dorment à quai comme tous les bons dimanches, et les loupiotes du mont Saint-Clair sirotent les eaux inertes du canal royal. L'aube de Sète réfléchit à l'intonation qu'elle adoptera durant le jour. Immuable sur le versant d'en face, la Sainte Mère du clocher de Saint-Louis couve les toits, la tête inclinée au milieu de l'ombre très noire. Des pavés frottés et luisants du quai Aspirant Herber montent d'autres nuances: boules claires dans les mailles de filets rassemblés par paquets, brillances perdues dans les fonds de claies, pâleur d'un pointu retourné... Sète est de ces villes, rares, qui sonnent dans la tête, dès qu'on a franchi ses ponts araignées qui grincent en s'ouvrant aux bateaux. On aimerait avoir une histoire avec cette antithèse des cités carcérales.
Comment va s'éveiller l'étang de Thau derrière le Mont Saint-Clair? Probablement dans une paix de couffin, avec le temps qu'il fait. Goût d'éternité: en face de Bouzigues, les parcs à huîtres et à moules palissent la surface de la mer intérieure nourricière. C'est par là qu'il fait bon arriver l'hiver, il reste douze kilomètres avant Sète, sous les nus branchages des mûriers et dans le silence des placettes rompu par le moteur de l'Ami 8 enveloppée dans un vert clair d'époque, et qui garage à côté de "La Voile blanche". Je ne l'ai pas vue hier soir, elle était remisée, le village se sanglait dans l'attente du vent. Unique client, debout à la demi-intempérie, j'avais enfreint la solitude du pizzaïolo devant le petit four de son camion. Puis, avait surgi un gars bien brave à qui il venait d'arriver une série de déconvenues. Il s'était mis à les raconter avec la faconde naturelle du pays, ajourée de voyelles pleines. De tant chanter, sa langue semblait le laver de la contrariété.
Bouzigues est une entrée en matière parfaite avant de rallier Sète. Depuis son rivage, le Mont Saint-Clair soulève sa forme singulière de baleine. C'est pourquoi la cité s'est longtemps appelée Cette, déclinaison du "cetus" latin. Dans la ville inventée par Louis XIV, sur les étagères du versant que ne voit pas Bouzigues et que j'observe depuis ma fenêtre, le décor ne s'inquiéterait sûrement pas de voir entrer soudainement chez lui les anciens "nez de cochon" des livreurs, les Dauphine, les 4cv, et même des leaders syndicaux CGT en casquette. Autour des petites Halles en fer que regarde le Barajo avec son entrée qui grince aussi à cause de son âge, l'on "entend" des gazouillis de limonade, et des ruissellements de bains-douches municipaux. Aucune des rues ne reste sur son quant-à-soi, et au creux de cet univers urbain sans rivalités et sans maquillages, l'eau semble assouplir l'esprit, encore qu'à la Saint-Louis, en août, elle l'ébouillante. C'est le moment des joutes, un four ardent de bruits et de couleurs.
Je connais Sète depuis trop peu d'années pour en savoir l'incidence authentique dans l'histoire familiale des Vilar et des Valéry, des Brassens et des Combas, noms que le vent de la renommée a emportés loin de la petite gare. Eux sont partis, d'autres sont arrivés au rythme des déplacements européens de main-d'oeuvre et des misères localisées. Sur l'un des thoniers, j'ai lu le nom de Giordano, et sur des boîtes à lettres ceux de Catanzano, Lopez et Hostalrich, tandis qu'au fond de la rue Honoré-Euzet on croise l'Afrique maghrébine. Il faudrait lire Sète plus lentement: peut-être n'est-elle pas aussi distinctement la ville-mégaphone qu'on écoute respirer!
Le jour s'est imposé depuis quelques heures. Je lève le nez vers ma fenêtre depuis l'autre côté du quai. J'ai marché. La marche est un exercice salutaire, pour la santé, pour la fantaisie et pour la pensée. Voilà que surgit la brioche des Rois dans la vitrine de "L'Épi d'or"! Le vert, le rouge et l'orangé des fruits confits, c'est les mêmes que ceux d'avant l'invasion parisienne de la frangipane! On est conduit par le hasard, ce beau guide, vers des plaques sétoises racontant des destins collectifs, des départs de valises lourdes en carton entourées de ficelles. C'est l'épopée des juifs de "L'Exodus" vers Israël, en 1947, et celle des Républicains espagnols du "Sinaïa", le navire parti en 1939 pour Veracruz. On aimerait revêtir le maillot du Guidon Club Sétois qui se proclame au bout du bout d'une rue mouillée. Quelles peuvent être ses couleurs? "Tusaisversouivacetempsdemerde!" C'est comme borborygmé de derrière une porte que traversent des voyelles ni plus ni moins allongées que celles de Bouzigues. Et mes yeux ont soudain bégayé: j'entrais dans la rue... Désiré Koranyi! Dans mon cerveau, il n'y a alors plus eu que des majuscules fermentant dans une amplitude de cinémascope. Désiré Koranyi! L'homme, âgé, ne me dépassait pas, ou à peine, il ne pouvait pas mesurer plus d'un mètre soixante-cinq. Adolescents avancés, mais encore à l'apprentissage à ses côtés dans la surface de réparation, nous voyions le ballon rond arriver vers nous dans les airs. Comment s'y prendre alors qu'il est parmi nous?, et, pendant que nous réfléchissions trop, lui, projeté comme un ressort, montait et dépassait nettement tout le monde, y compris les plus hauts. Le front frappait méchamment le cuir. La première fois, nous nous étions raconté dans le vestiaire que jamais nous n'avions entendu un bruit aussi sec dans un stade. Le temps semblait se fixer sur les deux ou trois frémissements qui parcouraient sa nuque. Au-dessus de nos airs interdits, il semblait rester suspendu à son geste irréalisable. Ce souvenir a pour moi l'incandescence du rouge des ballons de Nicolas de Staël dans ses tableaux. Monsieur Désiré avait un accent hongrois, j'entends confusément le "vous avez vu moi, les petits!" qu'il énonçait en retombant. Il avait été l'idole des Sétois ce qui pour nous, jeunes gens de Brive, ne voulait pas dire grand chose. Nous ignorions absolument tout de Sète.
À bientôt.