vendredi 30 juillet 2010

Good morning Badalona

Barcelone, le mercredi 21 juillet 2010.
Bonjour, Je ne me lasse pas de Badalona. J’en reviens à l’instant comme on retourne d’une pêche dans une faille de la Costa brava : le panier plein. Il était un peu moins de huit heures quand je franchissais le Besòs, attention ce n’est pas le Rio Grande, afin de suivre le chemin côtier tortueux, attention ce n’est pas le Paris-Dakar. La mer prolongeait sa paresse nocturne, elle était infiniment plate, et sur la nappe débarrassée de bateaux, ni mouette qui s’envole ni liseré d’écume qui liche le sable. Je roulais sur la mémoire des usines abandonnées, le long des joues sales et graffitées des friches industrielles.
Quand, vers dix heures, l’orchestre solaire toucha le point d’orgue à grands coups de cymbales, l’eau, comme envahie par un Woodstock de sardines, scintillait en un milliard d’éclats. Tout le beau, rien que le beau s’exhibait et venait à ma rencontre. C’était à faire des claquettes avec mon vélo tout terrain sur le chemin maintenant élargi. Curieusement, il n’y avait encore à peu près personne sous et sur le Pont du Pétrole. Au bout de la jetée, la pêche est interdite. Je prenais le temps d’observer les bars malins effectuant des soli à la manière des dauphins du zoo. À trente mètres, une méduse sans son Poseidon battait des mesures alanguies et, sans le savoir, trois kayaks jaunes traçaient droit vers elle, impeccablement tenus par la technique de pagaie des trois navigateurs sous bob. Un « si que s’està bé » (« qu’est-ce qu’on est bien ! ») sonore fractura le silence assourdissant et je me joignis à cet aveu tout en cherchant à inventer un autre oxymore qui serait la version diurne de celui-ci que je venais d’apprendre, « l’obscure clarté tombée des étoiles ». Il n’y avait rien à saisir, et même rien à imaginer sauf peut-être de nager en rond dans la mer opaline. Je veux dire que pris dans le filet de la sérénité aigue entre ciel et mer, on ne pouvait même pas faire semblant de rêver ou de proférer des sentences sur des ce qui aurait pu être. Ce n’est pas que je me voyais en flâneur ahuri, non, mais je m’éprouvais en état de nue non-violence face à l’immensité sans rive.
Je me retournais, et Badalona alors s’offrait. Je ne lui pas encore percé le coeur, mais je nous sais en voie de compagnonnage. C’est une ville insistante à sept kilomètres de chez moi. Insistante, parce qu’elle est composée du récit ouvrier et de la synthèse entre la mantille de l’Andalouse et le bonnet phrygien du Catalan. Insistante parce qu’aux encorbellements des maisons bourgeoises de la Promenade répond un bric à brac de banlieue du Caire à hauteur de la plage du Cristall. Insistante, parce qu’elle est, en raison de tout cela, littéraire, avec une accentuation dans l’impasse de Banyoles, chicane serrée dans des murs blancs sur l’un desquels un invité a abandonné à la rage et à la peinture noire : « Regarde-toi, regarde-moi, le ciel est ma limite ».
À dix heures quarante-quatre comme déjà à dix heures trente-trois, l’Univers continuait de lustrer le Pont du Pétrole qui a perdu son ancienne raison de quai de raffinerie. J’étais en train de penser que ma petite errance était bien employée quand, au sortir du pont, ce que j’avais senti à l’aller revint à mes narines. L’effluve anisée de l’usine de l’Anis del Mono. Côté mer, il n’y a rien d’autre à voir qu’un haut mur jaune avec la reproduction de l’étiquette de nature darwinienne répandue dans le monde hispanique. Le nez est fait aussi pour voir, entendre et se souvenir, et c’est à d’autres paresses dans le luxe anisé de ce jour cru et emparé de canicule que je m’employais alors. Paresses insistantes du présent et du fond de l’âge. Le mur de la fabrique suait son parfum. J’avais fermé les yeux et je laissais entrer la Maria de notre rue Montaigne, toute de noir, sèche, osseuse, femme des faubourgs de Madrid. Elle marchait jusqu’à la roche esseulée où je m’étais assis, l’orange qu’elle tenait se laissa rouler jusqu’à la porte de mon léger assoupissement. Toc. Je me réveillais. J’enfourchais le vélo et j’entrais dans Badalona à la recherche d’anciennes Maria de Cordoue et de Grenade mariées à des bonnets phrygiens.
À bientôt.

jeudi 22 juillet 2010

Les potagers de Pégairolles


Barcelone, le mardi 20 juillet 2010.

Bonjour,
Comment attraper avec deux doigts un pépin de pastèque ? Bien entendu, le problème ne se poserait pas au sommet du Mézenc. En revanche, soumis à la touffeur de Barcelone devant ma petite assiette... Je reviens de France. J’ai quitté de si bon matin Lissac que c’est seulement à hauteur du viaduc de Garabit que le soleil a soulevé le paysage en un « tout compris » : prés, forêts, rivières et fermes longues. Plus au Sud, quand le Larzac juste se brise avant le Languedoc, je suis entré dans Pégairolles-de-L’Escalette qu’on ne voit pas de l’autoroute. De même que Victor Hugo a pu écrire que « Londres c’est de l’ennui bâti », je trouve que Pégairolles c’est de l’harmonie érigée.
Comme à l’accoutumée, le calcaire des maisons y était très intense, d’où des ombres au teint pâle dans la rue principale. Avec tant de chauffé à blanc, la paresse des chats s’étalait autour du monument aux morts, et c’est par un chemin étroit, couloir dérobé entre deux murs de clôture dans l’angle de la placette, que j’ai atteint l’objectif assigné la veille par mes hôtes de Lissac : des potagers comme on n’en trouve que dans la France de la lenteur, celle des quelques terres encore sans pesticides.
Je n’ai pas de vue à vous proposer. Offrir une image reviendrait à enfermer l’endroit dans une idée fausse. C’est merveille à absorber sur place, déclenchez donc les GPS ! C’est une peinture en mouvement qui se rétrécit puis qui s’agrandit comme un soufflet d’accordéon diatonique. Le regard marche sur un sol souple à force de tant d’eau serrée dans les canaux étroits et s’immisçant dans les berges infimes. De bon matin, je l’ai trouvée pimpante, avec des teintes de dos de truite et de cheveux gris. Ça en jette un jus dans l’esprit, et, à l’évoquer, je deviens gai comme l’oxygène pur de l’alpe où je retournerai glisser en février. « Si vous voulez vivre longtemps, disait Erik Satie, vivez vieux ». Pour cela, il est indispensable de trouver un cadre. Les gens de Pégairolles penchés sur leurs salades et leurs hissées de petits pois paraissent avoir opté pour le précepte du compositeur.
Il s’agit de cela aussi : si je donne une image d’eux, je risque qu’on ne croit qu’à une fonction décorative du penché des silhouettes, des gestes placides et des regards concentrés. Une dame s’est relevée avec, dans les jambes, soixante-dix printemps plutôt que soixante-dix hivers. Elle a sauté une rigole puis une autre avec dans les bras une portée de laitues forcément craquantes. Derrière un rectangle absolument parfait de dahlias, petite forêt de lampions réjouis au-dessus des lignes vertes tracées au cordeau, un homme en bleu a soulevé une des ardoises dirigeant le destin de l’eau. La belle s’en est alors allée mouiller un carré de terre brune ratissée, et, depuis le tout petit pont de pierres enjambant le ruisseau principal, je me suis alors demandé si ce bout de terre sous l’épaule du Larzac se soumet à la juridiction d’un Tribunal des Eaux comme dans la huerta immense de Valence.
En ce moment même, un fou hurle sur la Rambla. Qu’est-ce qu’un fou ? Tout à l’heure, la voisine du dessous a tiré la sonnette comme une malade, j’ai ouvert, sa voix et ses yeux se sont étouffés à la fin d’un strident « vous inondez ma terrasse ! » Il s’est avéré que les tuyaux de mon appartement sont sages. Alors, l'emm.... est repartie libre de ne pas endosser mon mépris. Qu’est-ce que qu’un fou ? Michel Foucault en a fait des pages qu’il me faudra lire sérieusement un jour. Cette question m’éloigne formidablement des jardiniers de Pégairolles. Vous ne pouvez pas les voir sur ma carte prise à une autre saison. Ils sont dans le dos du village. J’aspire maintenant à les observer dans le soir du Massif central qui, là-bas, bascule d’un coup en dessinant des ronds dans le temps.
À bientôt.

mercredi 7 juillet 2010

À puy ouvert


Jeudi 24 juin 2010,

Bonjour,

Comment renouer avec un paysage dont on sortit cabossé ? Je connais cette expérience. Deux voies se proposent : la fraternité des personnes choisies et l’apaisement des courbes immuables. Saint-Maurice est un village du Puy-de-Dôme qui semble appartenir plutôt à un Sud qu’à un Centre. Dans une Auvergne notoirement noire par saturation de grise andésite, ce lieu à flanc se pare de la blondeur de l’arkoze et, par soleil ouvert, il cligne facilement de l’oeil au mitan du jour. Ses maisons s’étalent comme un lierre sur les pentes d’un puy, le Saint-Romain. J’y avais connu une glycine dans un renfoncement. Elle n’a pas changé de place. Je viens de la croiser, plus forte, plus dense, désormais affermie dans son coin d’ombre, et comblée comme jamais de perles de miel mauve.

Ces derniers jours, il a plu férocement. Les cerises ne l’ont pas supporté. Derrière la fenêtre de la chambre fermée par le manteau de pluie, j’ai revisité en mémoire les fins uniques d’automne, quand les labours des champs croûtés par les premiers gels dressaient au pied du puy une composition de « forêts noires » dignes du maître pâtissier de l’Univers. Des semaines auparavant, entre septembre et octobre selon les années, l’air se colorait de vendanges. Il y avait les palabres dans la vigne de Jean, au Couget, face au lointain Sancy bleuté par la brume, tandis qu’Yvette et les autres femmes préparaient une joyeuse débauche de mets. S’ajoutait, et demeure, le goût de lichen des caves que l’art de ses constructeurs maintient à dix degrés constants. N’est plus, mais persiste en filigrane la langue du vieux garde-champêtre, Marcel Ameil, dit « Le Zézé ». Par exemple, son « C’est une après-midi lente comme une semaine » proclamait l’essentiel des étés lourds, à la période des lézards figés contre l’aplomb des murs.

Comme on le constate sur ma carte, le soleil a effectué son retour. Du pré d’Annick et de Pierre à Lissac, appendice du bourg, le puy Saint-Romain ne semble vouloir rien cacher sous son petit chapeau. Pourtant, j’y ai mon secret. Noyé dans des branchages et des ronces, un pied de pivoines à la couleur carmin n’attend que moi année après année. En fin d’après-midi, j’ai gravi la pente, j’ai écarté les branchages et j’ai coupé les quelques ronces. Las, je suis arrivé trop tard, et à la vue du pied écroulé et bruni, il ne restait plus qu’à rebrousser chemin en fredonnant un regret. On devinait en bas les méandres de l’Allier. Il faudrait reporter à une autre date la vision féerique de l’écharpe de brume qui suit la cime de ses arbres de berge en époque humide. « Qu’est-ce que regarder sans penser ? » écrivit Goethe dans un jardin de Padoue, touché par une grâce inexpliquée.

Je poursuis ma route vers le Nord. À bientôt.