lundi 7 novembre 2011

Il pleut sur Lilla



Lilla, le vendredi 4 novembre 2011.

Bonjour,

Il pleut. Un jour, au comptoir du Lux Bar de la rue Lepic, aux premières marches de Montmartre, une danseuse du Moulin Rouge racontait qu’elle ne pouvait avaler du poisson les jours de pluie. Elle passait de temps en temps. Depuis la Sortie des Artistes, la distance devait être de deux cents pas, mais en côte. Personne n’avait relevé. C’est qu’au Lux Bar personne ne pouvait étonner personne ! Ainsi, dans un recoin formé par la rencontre entre le comptoir et une cloison, Juliette, empoisonnée graduellement par les rosés, pouvait raconter sans enregistrer d’écho autour d’elle : « T’as vu l’article dans L’Parisien ? En rentrant bourré chez lui, un mec s’est fait arracher l’nez par un chien... Les chiens, ça aime pas l’alcool ! Moi, j’le sais. L’aut’ soir, com’ j’rentrais avec un p’tit coup dans le pif, Poupette elle a aboyé rien qu’en sentant mon haleine. » Le voilà enfin l’écho, chère Juliette dont la mine n’était pas de Toussaint !, alors que la mienne peut-être, à cette minute... Il s’est fait entendre ce matin. Il était en train de pleuvoir rageusement. Le ciel lâchait la bonde à ses sources depuis une flopée d’heures ! Des gouttes comme des perles d’huître, grosses et luisantes, s’accrochaient au squelette des chaises en fer sur la terrasse. À la lampe du plein jour, je sélectionnais des archives sur une longue table de la maison que j’occupe depuis deux journées à Lilla, village balcon sur la combe de Vilaverd, le village de ma mère, et sur le faux plat de Montblanc, capitale du canton. J’ai pensé au Lux Bar à 1200 kms, à Juliette et à la danseuse du Moulin Rouge parce qu’une feuille venait de glisser de cartons pourtant dédiés à un sujet bien différent. Elle est barrée d’une inscription : « Les dames de la Butte ». Un autre bout de note figure sur la même feuille égarée : « En quelle tombe reposes-tu, Germaine de la rue des Dames ? Tu déclarais tes quatre-vingt-dix ans. Tu tenais la dernière guérite parisienne de La Loterie Nationale. Dans l’arrière-saison des journées d’hiver, quatre ampoules en désordre éclairaient un curieux toupet au sommet de ton crâne... Un jour, tu t’étais énervée : « J’ai commencé en 57 en vendant des « Gueules cassées », et maint’nant on m’demande de vendre des « Morpions » ! Alors je réponds qu’j’en ai pas ! » Germaine... C’était un soir blafard d’un hiver mou... Moi j’avais bien ri, Germaine pas.

Hier soir, entre deux ondées à plein potentiomètre et imaginant qu’elle devait être pour une fois luisante, j’ai photographié la façade de l’église à vingt mètres de la maison. Je m’y suis rendu à nouveau ce matin. Ce n’est plus la même carte postale. Maintenant, au pied de l’escalier, où dans les aoûts greffés de sardanes et de chorales les enfants s’ébattent à la sortie de la messe dans les cercles d’ombre des mûriers, un flot pas à sa place laisse pressentir des calamités. Le village demeure beau sous la tourmente, nu et beau même quand la bourrasque s’acharne contre les parfums des basilics. Tous les historiens vous le diront, les archives requièrent le silence afin de révéler leurs murmures et leurs clameurs retenues dans les strates. Une fois engagée la plongée saisissante, on s’oublie vite du dehors. La maison est seulement réveillée les fins de semaine. Ramon rivalise alors de générosité, l’âtre embouche côtelettes et boudins noirs, Nuri sacralise la fideuà et Sofia divinise l’aïoli. Elle prie intérieurement, tout le monde le sait, ensuite elle retourne le pot aux reflets jaunes et rien ne tombe. Réussite totale ! On n’applaudit pas, non, on fait chapeau bas. Marta écrit des dissertations se terminant par un long etcetera, c’est sa ravissante formule, et Pau (« Páou ») songe parfois que la vie ne devrait être que ce qui advient dans la prochaine heure. Ils sont des miens. Les cinq ont, enracinées, l’intelligence du coeur et celle de la mémoire donc celle de l’avenir, même en dehors du 1er novembre.

Notre Ministre de l’Éducation nationale devrait demander à toutes les classes de commenter cette phrase : le présent est le passé du futur.

Hier après-midi, j’ai pris le chemin de Vilaverd. Ça ne change pas : quelque chose d’incommunicable me remonte par les pieds et les jambes et file à la vitesse de l’éclair jusqu’en haut de la charpente où nichent mes pigeons voyageurs, mes hirondelles et tous les saints oiseaux de la Grande Course. Dans la rue coudée conduisant vers l’ancienne mairie, comme je circulais sous le parapluie entre les flaques, j’ai surpris le fin mouvement d’un voile derrière une fenêtre. Une voix de femme a chuchoté : « Es el fill de la Rosita. » (« C’est le fils de Rosita »). Il est très fréquent que j’entende cet écho-là. Je m’en étonne parce que les années passent. Il arrive qu’une voix cachée, celle-ci ou bien une autre, manifeste de la curiosité : « Es lo petit o lo gran ? » (« C’est le petit ou le grand ? ») Nino Ferrer chante dans Le Sud que le temps y est plus long. Vrai. Également les rideaux y bougent davantage. Je me suis posté pour quelques secondes. Il était environ quinze heures et l’on n’entendait plus que des mouvements de vaisselle. L’épicerie, cette halte abonnée à la route oedipienne, devait avoir fermé depuis peu, mais de la savoir à proximité, j’ai ressenti quand même les gazouillis pérennes de limonade. Quand ma mère passa derrière le Grand Rideau, j’avais retrouvé dans le tiroir oblong de sa machine à coudre une image religieuse de la patronne du village, la Vierge de Montgoi. Une concordance de puissances supérieures me fait penser à la photographie placée depuis quelques jours dans mon sac ! À quelques arrondissements du Lux Bar, une lumière diurne ondoie sur un ventre de jeune femme enceinte. Dans la petite ombre fuyante sur le visage rasséréné, les sentiments surabondent. Il pleut à Lilla comme à Vilaverd, et en mars à Paris il fera grand soleil.

À bientôt.