lundi 21 septembre 2009

Massif et central


Chers toutes et tous,
Massif central s'écrit avec un "m" majuscule et avec un "c" minuscule. Par endroits, côté signalétique, sur l'A 75 que je viens de remonter entre Béziers et Clermont-Ferrand, les services de l'État sont légers du point de vue de l'orthographe. L'attention que je porte au Massif central tient au fait qu'il a représenté, à une époque, une forme de passion esthétique, au point d'en faire un livre: Massif central, l'esprit des hautes terres, chez Autrement (on ne le trouve plus).
Deux mots parmi les plus simples, et voici exaltée la vertu double d'un monolithe quiet, aux horizons ralentis. La majuscule du "m" est une question de majesté. La minuscule du "c" est affaire de timidité. Peut-être la timidité de se savoir au centre de la réponse à pas mal de dérèglements du monde. À l'entrée du plateau du Larzac, roule le tambour d'un "non aux ogm" dressé au flanc d'un pré. On gardera toujours les fermes lozériennes étirées nuit et jour et serties de granit, et quel avantage y aurait-il à mettre à l'encan l'urbanisme des bourg-centres disséminés en maille?
Lorsque je remonte l'autoroute comme on remonterait un fleuve, il me revient mille chemins de traverse, et, pour n'en citer qu'un, celui entre La Godivelle, "la petite Sibérie auvergnate" étagée entre deux lacs frais toujours, et Brion, un promontoire couvert de cabanes qui commande aux vents d'aller là, ou là. Hier, avant que de me distraire avec l'idée du Temps que porte, lourdement je trouve, l'horloge arrêtée à six heures moins six au mur blanc et noir de Rochefort-Montagne - un souvenir prégnant de l'année dernière -, j'ai deviné Pégairolles dans son abri où règne la pierre sèche au pied du Pas de l'Escalette, j'ai croisé la Rimeize paresseuse aux truites sous le rocher, j'ai vu des toits de lauzes ouverts vers nous comme des mains verdies par les mousses, j'ai aperçu les deux clochers en tête de chat de la cathédrale de Saint-Flour, et j'ai lu les accents circonflexes que font les puys des petites Toscanes blondes autour d'Issoire.
J'ai été moins joyeux à Clermont-Ferrand avec la perte du jour qui rodait au-dessus de la surprenante place de Jaude, "relookée" qu'on dit, avec ses colonnes-luminaires clignotant comme un arbre de Noël: toute une sottise bleuâtre. Place ou dalle? Dalle ou place? Le lieu est encore plus sombre que dans Ma nuit chez Maud, et on pourrait y tourner des scènes de couvre-feu ou de sortie de réunion maçonnique. Demain, je pousserai plus au nord, vers le Bourbonnais des boeufs blancs, et j'oublierai pour un moment les Causses des grandes bergeries, le Cantal pastoral, et les moins dix degrés qui s'engouffrèrent hier dans l'habitacle dès avoir baissé la vitre, quatre heures et trois minutes après avoir mis Barcelone dans le rétroviseur. C'est fait, le pull est enfilé.
Ma passion pour le Massif central provient, je crois, de la fameuse carte affichée au mur des classes. Elle enseignait un Massif central nourricier, ventre plein aux teintes marrons, rouges, jaunes, roses et vertes, mots conduits par des capitales grasses en rapport avec la reconstruction industrielle du pays sur fond rural. C'était un inventaire de l'opulence: métallurgie, chaussures, kaolin, fromage de brebis, caoutchouc, bovins, barrages, bauxite, moutons des Causses, houille, dentelles, lentilles, fromage bleu d'Auvergne, gants, stations thermales, lave, plomb, et j'en passe.
Massif et central, comme son nom l'indique.
À bientôt.




dimanche 13 septembre 2009

Le perroquet du 36


Chers toutes et tous,
C'est l'époque où Barcelone attend l'orage pour se nettoyer des excès de l'été. "Dans mon pays, la pluie ne sait pas pleuvoir" dit l'une des chansons de Raimon, l'un des trois chanteurs phares de la Catalogne avec Lluís Llach et Joan Manuel Serrat. Quand il pleut, ce qui s'appelle pleuvoir peut en un quart d'heure effeuiller les platanes, noyer les parkings et rabaisser le plumet des palmiers. Ce matin, il n'est tombé que deux maigres gouttes dans mon café, mais il n'y en a pas pour la vie d'Héra que les dieux percent des azurs qui se déclarent moins bleus de jour en jour.
C'est aussi l'époque où mon quartier du Poblenou s'emballe à l'occasion de sa fête annuelle. Elle dure huit jours, elle commence par un discours identitaire - Poblenou, c'est Barcelone mais ce n'est pas tout à fait Barcelone dans l'esprit, mon quartier se souvient dans ses soubassements d'avoir été un pôle anarchiste dés le début du vingtième siècle -, et elle finit par un feu d'artifice époustouflant au-dessus de la plage. Dans cet intervalle de temps, les enfants auront fait des tours de manège et mangé les glaces du Tio Che, les familles auront soupé sur des longues tables dans les rues, les grand-mères auront présenté leurs travaux de dentelle, Esquerra Republicana, parti de gouvernement d'un indépendantisme trois-quarts-chèvre un tiers-chou, aura multiplié les animations, les grosses têtes auront virevolté au son des hautbois, les tours humaines auront touché la cime des platanes, les anars auront collé sur les murs des cris hostiles à la spéculation, les tiers-mondistes auront proposé de la cuisine africaine, et moi, malgré l'attrait de tous ces petits cortèges, je retiendrai que je suis monté, hier soir, dans une auto tamponneuse, quarante ans au moins après mes dernières virevoltes sur une piste en fer.
La fête est de tous, on n'y voit pas de jeunes hommes enricardés comme à Pauilhac (voir l'une des cartes précédentes), et elle me serait encore plus agréable si les organisateurs ne recrutaient pas l'épouvantable chanteur qui chaque année piaule comme une poulie dans le dos de ma chambre à l'angle de la rue de l'Amistat.
Au recto de la carte que je vous adresse, vous tenez une photo de mon ami Julien Mignot prise à la fête de 2004. Je croise, tous les jours ou presque, la dame qui applaudit, et, vendredi dernier, elle se trouvait comme toujours au premier rang lors du prêche laïc à quoi ressemble le discours d'inauguration. Elle tient La Licorera, avec sa fille qui se trouve sur sa droite. La Licorera est une cave à vins ouverte rue Taulat avant la guerre. Ici, quand on dit "avant la guerre", on parle d'avant 1936. Elle gouverne avec une fermeté de matrone ce lieu enrubanné d'odeurs de vieille cave, mais lorsque la conversation aborde sa dixième phrase, une autre voix tient l'air de son visage. Et c'est, sans qu'elle le sache vraiment, tout un hymne au petit commerce encore vivant dans le quartier (par exemple, trois quincailleries, c'est dire!)
La plus belle histoire qu'elle raconte est celle-ci. Sur le seuil de la boutique, vivait un perroquet. Devant la porte même, dans la rue Taulat, c'était le terminal de la ligne 36 du tramway. Le tramway signalait son départ dans l'autre sens par un sifflement précédant de cinq minutes l'arrachement des roues. Alors, on quittait tranquillement les maisonnettes et les appartements des rues de l'immédiat alentour pour aller à lui. Mais, le perroquet décida un jour de troubler ce bel ordre. Ainsi, il se mit à imiter le petit coup de sifflet du tramway, mais à n'importe quelle heure! La dame de La Licorera renvoya les protestataires aux pelotes, si bien que la mairie décida, après bien des péripéties, et malgré une dame de La Licorera époumonnée, de placer le perroquet en résidence temporaire au zoo. La dame de La Licorera multiplia les démarches jusqu'à ce qu'un accord fût passé. Les autorités admirent le retour du perroquet à La Licorera, à la condition qu'il ne résidât pas sur le seuil de la boutique, mais loin au fond, près de la caisse. Le bon ordre revint, et il en alla ainsi jusqu'à la disparition du tramway au début des années 70 et à la mort du perroquet quelques années plus tard.
C'est pourquoi dans le quartier, on ne désigne jamais la boutique sous le nom de La Licorera. Pour tout le monde, c'est Le Perroquet du 36 (El lloro del 36).
À bientôt.
PS: enfin, la pluie, cinglante comme une batterie de baguettes de tambour! Comme un gosse, de l'eau jusqu'aux chevilles, je débouchais tout à l'heure la voie d'évacuation sur la terrasse.

vendredi 4 septembre 2009

Tachycardie barcelonaise


Chers toutes et tous,
Elle pourrait bien exister la femme descendue jusqu'à la place Sant Jaume depuis la plus haute lèvre du versant de Poblesec, quartier d'une seule vague montante vers la montagne de Montjuïc. Dans ce bout de Barcelone enroulé sur lui-même comme un tronc de glycine, et qui semble ne pas avoir besoin de la ville à ses pieds, les rues se terminent par un escalier comme à Montmartre, mais il faut bien compter cent marches de moins; les enfants se couchent plus tard qu'ailleurs et mangent des chips jusqu'à point d'heure; les fous circulent sous les coupoles des mûriers, et, sous les voûtes d'un ancien cellier nommé Can Margarit, est servi, caché par un fagot de farigoule, le lapin "a la jumillana".
Poblesec est de la tête aux pieds un quartier-monde. Depuis les balconnets s'envolent des mots qu'on ne comprend pas, et cela fait tout une bigarrure de phonèmes, et aussi des alphabets qui ne se répondent pas, et aussi des papillons gravissant et dévalant les étages, guinguettes aériennes qu'on aurait mariées à un corso fleuri.
Quand la femme descend la longue rue vers la Rambla, elle sait que la montagne a tout enregistré d'elle par ses baies coloniales. Ses émois, ses échos de cuisine, ses musiques, de Sun is shining à Leaving trunk. Dans un autre temps, et dans l'autre sens, elle pourrait être l'Hélène de Giono, la fille à l'oeil large montant au rocher comme les chèvres dans le petit envol de fouets.
Maintenant, c'est le flot de la Rambla qu'elle enjambe, une Rambla méconnaissable depuis deux, trois années. La fin des lentes promenades a sonné. Les messieurs sous les volutes de leur cigare, et devant un verre de cognac, on n'en voit presque plus. Sa destinée vient de connaître un point d'orgue dans la semaine parce que la presse locale s'est soudain réveillée: putes montant à l'assaut des clients sous les arbres, blanches couilles lavées aux fontaines en plein jour, pipes sous les piliers de La Boqueria, la marge d'André Pieyre de Mandiargues a quitté la rue Robador dans le Raval tout proche. Barcelone est bien vue du monde, mais le monde ignore que ses habitants se lassent des excès en tous genres depuis que la ville est livrée au tourisme.
Dans la rue Ferran, la femme a évité trois vélos, un Teuton rosi par la plage, et deux Scandinaves en maillot du Barça à 75 euros pièce. La voici place Sant Jaume à l'heure des trilles du carillon du Palau. Le drapeau catalan, le drapeau espagnol, aucun des deux ne paraît plus conquérant que l'autre ces jours-ci sur les toits, encore moins à cette heure de midi, où la moiteur les plaque à leur hampe, le goût pour la compétition momentanément éteint. Elle écarte une goutte à son front, au balconnet de ses seins d'orge une frise de printemps dessine la limite, et elle se demande comment va être l'automne dans la rue d'Avinyó qu'elle a dépassée distraitement. Elle revient en arrière, une porte cochère bientôt l'avale dans le dédale des rues sans souffle, et elle s'évanouit dans le puits de lumière de l'escalier vert pistache.
C'était un matin à Barcelone. Là-dessus, je vous quitte. Dans l'air cru de l'escalier au blanc d'Espagne, on entend brailler le petit voisin du troisième, un négrillon rigolo tout plein, adopté, maman Hongroise, papa Catalan. Au premier, les Hollandais sont encore en vacances. Poblenou n'est pas encore un quartier-monde à la Poblesec mais peut-être une esquisse en plus européen, ni sa propre Rambla un lupanar. Cependant, l'autre jour, pas loin, sous les eucalyptus, une professionnelle, Latine aux chairs débordantes, délivrait en plein jour ses faveurs.
Pour les autres battements de la tachycardie barcelonaise, venir me voir.
À bientôt.
Post-scriptum au sujet de la prostitution sur la Rambla: le secrétaire général de Iniciativa per Catalunya Verds (ICV), parti de gouvernement qui se déclare marxiste et écologiste a proposé " des zones de tolérance dans quelques rues, mais dans la mesure où leurs habitants seraient d'accord." J'ai mal à mon passé.