mercredi 30 décembre 2009

Le club de la Guierle

Bonjour,
J'aimerais soumettre ces cartes à l'attente légère de la Poste, tiens!, elles arriveraient par la diligence de onze heures...
Tous ces récents jours, le ciel de Brive a gonflé les joues comme des sacs à poisson rouge crevant les uns après les autres. Patientes collines lavées comme le premier jardin du monde. Je les connais bien: elles entourent la cuvette de sable qui tend sa main vers l'Aquitaine, et marque le final des petites routes depuis les Causses secs et les terres à bruyères. Hier, au fil des heures, brouillées par l'ordre opaque des lignes de pluie, les crêtes modestes du Nord, de l'Est et du Sud semblaient rentrer un peu plus les épaules à chaque minute, et par l'Ouest se carapataient les paquets d'eau de la Corrèze. Au moins sur un point, l'Oubli n'a pas assuré de prise: je reconnais chacune des maisons aux toits d'ardoise et aux murs de brasier. Elles ne bougent pas dans le cercle du centre-ville.
De tous les orages de Brive, et depuis toujours, ceux qui mouillent le boulevard circulaire le soir, sous les réverbères, lustrent comme nulle part ailleurs le cuir du macadam. Qu'on s'en échappe, par exemple au bout de l'avenue Pompidou, et la nuit voilée par la brume devient inquiétante comme un fond de bois du Morvan. Il n'empêche: je retrouverais les yeux fermés le premier virage dans Palisse! Je crois aussi que je suivrais au flair les ruisseaux urbains cachés sous les maisons, le Verdanson et le Nany. On demeure d'où on naît. Parfois, avec obstination, comme les saumons qui retournent finir là où ils ont commencé.
J'ai fait en plein jour une heureuse rencontre. Profitant d'une pause entre deux ondées, mon frère avait pris le chemin du stade, derrière le cimetière. Sous les hautes perches blanches élancées vers le ciel sourcilleux, un ballon ovale passait de mains en mains d'athlètes disciplinés, mais ce n'est pas vers eux que je me suis tourné. J'aurais pu également me laisser distraire par le décor, car je ne me suis jamais senti aussi libre que dans le rectangle vert des anciens stades bordé de lignes de craie. Encore mieux que dans le souvenir: ici, le rectangle est serti dans l'ocre rouge d'une piste servant la postérité de l'athlétisme, le sport premier. Rien de tout cela n'a réussi à supplanter ce qui m'a pénétré au premier coup d'oeil. Comme collés à la rambarde les séparant de la pelouse animée, des groupes d'hommes palabraient exactement comme ceux qui se rassemblaient le dimanche après les matches du CAB (Club Athlétique Briviste), vers 18 heures, sous le théâtre, vers la statue de Brune, notre maréchal d'Empire. Ils existent donc toujours! Ils formaient "Le club de La Guierle", du nom de la place où ils se réunissaient. Et dans le langage courant, "on dirait le club de La Guierle" se référait à une conversation qui n'en finit jamais. Je venais parfois les écouter, même avant d'avoir jamais vu un des matches qu'ils recomposaient, et leur alphabet, étrange (que pouvait donc bien signifier "une passe croisée dans le dos"?), s'infiltrait dans les gênes du gamin curieux, enfermé dans le vague ennui allié à la douce cuvette. J'écoutais en silence, je n'étais qu'un "footeu" débutant, l'un de ces "pousse-cailloux" ou "manchots" (deux mots de leur alphabet) dont ils se gaussaient.
Jean Lacouture a écrit que le rugby est un monde, et je me rappelle de l'un de mes articles dans Le Monde sur ce monde d'athlètes à l'esprit retroussé sur l'écorce de rites parfois un peu sauvages. On a moins écrit sur les frissonnements de leurs suiveurs si calmes comparés à ceux du football, et parcourus en plus, au moins ceux d'ici, par l'esprit des cèpes et du foie gras. L'un des descendants du "club de la Guierle" portait le béret comme ceux des origines, un vélo harnaché de sacoches reposait contre un mur sous la tribune, un autre disait arriver d'un "petit saut aux champignons", un autre racontait les ris de veau dans la cocotte en fonte. Pendant ce temps, les joueurs couraient... J'ai jubilé. Je n'en croyais pas mes yeux et mes oreilles. Certes, on s'inquiétait aussi parmi ces retraités et ces sortis plus tôt du boulot de ce qui se passerait le prochain dimanche. Je les ai remerciés en silence. Radieux, je leur ai promis, sans le leur annoncer, de vous parler d'eux, habitants de ce port à l'intérieur des terres qu'est ma ville, tant y flotte un air de petite vitesse et de paresse, même quand le ciel gonfle les joues et lâche des trombes d'eau.
À bientôt.



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