jeudi 30 septembre 2010

« Gauiller » en Basse-Corrèze

Brive-la-Gaillarde, le 25 septembre 2010.

Je suis venu embrasser le labyrinthe de mes collines, les bois et l’eau, et personne n’a été dupe parmi mes compagnons de voyage que j’avais l’échine qui tremblait ce matin devant la métamorphose de la couleur des pierres sur ces plats et versants transitoires avec un ciel pensif par-dessus. Le sentiment géographique, c’est le paysage incrusté dans la chair. Dans les tout derniers kilomètres avant notre arrivée, tout juste troqué le calcaire blanc pour le grès rouge, voici qu’éclatait devant nous une poche de schiste foncé puis que se signalait une longue langue de granit râpeux dont la fin se cachait sous les fougères.

Toute cette géologie vit aux lisières, rien d’elle ne tombe dans la cuvette de Brive, cette antichambre de l’Aquitaine, la grande plaine blonde et prometteuse. La noire et rude Auvergne est dans son dos, lâchant sur elle la Corrèze, « la rivière qui court ». Sur la carte des sols, son enclave de grès clair est signalée par une forme en amande. Ainsi, Brive (Briva, « le pont » des Celtes) repose sur un tapis sablonneux, un grès gris vert et friable justement appelé le « brasier ». Celui-ci fait aux pieds des maisons une poussière imperceptible qui collait aux semelles de crêpe de nos chaussures André, et je me souviens que celles-ci motivaient une allitération publicitaire répétée à l’envi par la radio : « André, le chausseur sachant chausser » ; effet d’autant plus aisé à admettre que nous étions au temps scolaire du racinien « pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ».

J’ai donc navigué avec mes amis catalans dans le labyrinthe, à cette heure d’automne où apparaissent les premiers cèpes et, cachés dans les zones de pinèdes, les premiers lactaires délicieux, que l’on nommait à l’époque...« les catalans » pour une raison restée mystérieuse. Les chercheurs les écrasaient d’un coup de tatane, ignorants qu’ils étaient alors des sucs francs et directs de cette espèce que la braise, l’huile d’olive et l’ail relèvent avec justesse. Je crois bien que chacun de mes compagnons (Núria, Mercè, Àlex, Joan : quatre prénoms bien de leur Sud à eux) s’est rendu compte au fil des heures combien le ruban des routes glissé dans les interstices de Collonges, Meyssac, Noailhac, Curemonte et Turenne, tourne, contourne, paraît se détourner mais retourne, au point de laisser envisager que bientôt nous nous croiserons nous-mêmes à l’un des cent petits carrefours interrompant les ronces et les ruisselets.

À ce point du petit film de la rencontre de mes amis avec mon biotope, me croira-t-on si j’indique que le 6 juin 1954, à la sortie de l’école Louis-Pons, vers 17 heures, j’étais monté à flanc de cuvette jusque dans les grands prés de Chèvrecujols, au-dessus de Saint-Antoine, afin de m’amuser avec les têtards ? Je n’ai rien dit ce matin, pourtant nous passions à leur hauteur. Je n’ai rien dit parce que je voulais retrouver leur emplacement précis, ce que le brouillard de la mémoire et des maisons nouvelles s’étaient chargés de confondre. En ce temps-là, je « gauillais », nous « gauillions », (drôle de verbe dont la variation bourbonnaise est « gouiller »), ai-je décliné avant d’expliquer l’inexplicable du verbe, c’est-à-dire la sensation de l’eau pénétrant d’abord la chaussure, traversant ensuite la chaussette de laine soudain plus présente, refroidissant enfin le pied. Au retour, les jambes pesaient plus lourd, et chacun se préparait à la protestation des mères musclée par la crainte des rhumes.

Il n’y a pas de doute à avoir à faire visiter à un ami des terres arrimées à la conscience d’être. C’est une conversation confiante avec un compagnon de plus dans la perspective. On ne se sent pas dans la peau d’un agent de l’Office de Tourisme, mais dans celle de qui peut confesser tel arbre, telle grille, tel numéro de rue, tel visage au marché. C’est un avantage savoureux, net et explicite. Depuis hier, nous marchons, nous roulons, et tout à leur disposition d’aimer, je comprends que mes compagnons me comblent de considérer la beauté de mes collines comme de ma cuvette pour ce qu’elles sont et pour ce qu’elles m’importent. Le cadeau est mutuel comme au moment d’échanger une liqueur Denoix pour une moutarde Violette.

Demain, nous partons pour Martel et sa lumière blanche tellement du Lot. La ville est prodigieusement belle, mais ce n’est plus chez moi bien que c’en soit si près. Les vibrations de ces deux jours emprunteront un autre cours, d’ailleurs on aura changé de rivière, je ne prendrai plus mes amis par le coeur mais par la main jusqu’à la halle. On est d’où est naît sans qu’on n’y puisse rien, et on perdrait à perdre le sentiment du sol. Ainsi, Brive m’a été accordé à ma toute première heure, et je suis heureux de venir voir les vivants et les morts, les clartés et les pénombres. Je pourrais me promettre de « gauiller » la prochaine fois. Mais bon !, les chaussettes ne sont plus de la même laine et sans la protestation de Maman...

À bientôt.

mardi 14 septembre 2010

Vas-y Coppi!


Sambuco, le 2 septembre 2010.

Bonjour,

Je pourrais vous parler saveurs, de l’antipasti et donc de la cuisson « al dente », ainsi que de l’agneau grillé servis à l’Osteria della Pace à Sambuco, mais après tout, vous n’avez qu’à franchir un jour le col de Larche et descendre la Valle di Stura jusqu’au village gardé par la cathédrale de pierre du Bersaio. Vous ne le regretterez pas. Une autre adresse recommandable est située dans la même ruelle, Via Umberto I, qui se perd derrière le Municipio paré de deux drapeaux, l’un italien l’autre occitan, signalant les très officielles vallées occitanes transalpines. Ainsi, Sambuco se nomme également Sambuc dans les registres. Mais allons à l’autre adresse recommandable ! On y butine son ravitaillement. C’est l’épicerie unique pour les 82 habitants. Une dame menue et supérieurement affable propose, au milieu des balais-brosses, charcuteries, fromages, cartes de l’Occitanie et cartes postales, ce à quoi on s’attend le plus derrière le pointillé de la frontière : le « classiche spaghettini » de chez Agnesi, et la polenta Fioretto, « la buona polenta cuneese », au paquet d’un kilo et d’un jaune bouton d’or qu’enrichit, flambante, la mention « no OGM ». Le temps compté m’empêche de descendre jusqu’à Cuneo où le chef de gare était, il y a encore trois ans, Gianmaria Testa, voix internationale pour coin du feu des sentiments ; voix lente « da questa parte del mundo », le Piémont aux automnes noirs de pluie et blancs de brume, aux hivers de neiges grises quand on atteint les plaines. En été, le soleil a beau tout essayer pour gagner les recoins de la Valle di Stura, des zones lui sont refusées net, marquées par des poches de sapins sombres et par des petits ravins aux ruisselets invisibles.

Un pas hors d’auberge, je me suis assis sur un banc de bois verni accordé à une comporte ancienne employée au décor. L’émoi que venaient d’éprouver mes papilles gustatives s’est estompé sous les géraniums rouges. Le désir de sieste a fondu dans un café vrai de vrai, sans Clooney dans la tasse, et mon âme a changé complètement de sujet. Aussi éloigné de vous que je me trouve, je vous adresse la requête qui m’est alors venue. Elle est en relation étroite avec ce qui m’a fait m’arrêter de frais ce matin en changeant de versant et en provenance de Barcelonnette.

Je vous en prie, trouvez pour moi quelque figurine en plomb de coureur cycliste ! Rien que ça ? Oui, rien que ça ! Jusqu’à présent, j’ai échoué dans ma recherche. Ou bien ces figurines ont disparu des magasins de jouets comme des étals des brocantes ou bien je manque de flair pour dénicher les amusettes. Au printemps, à Paris, avançant en direction de la Bastille par l’avenue Daumesnil, j’avais poussé la porte d’une boutique proposant des soldats de plomb. À peine avais-je formulé ma demande que je retournai au trottoir, chassé par la réponse d’un homme seulement perméable à son commerce : « Monsieur, vous croyez qu’on s’amuse à faire ça ici ? » Comme si un soldat de l’Empereur ou de la 2ème Division Blindée de Leclerc valait davantage qu’un Fausto Coppi ou un Louison Bobet. Vraiment ! Dénichez pour moi un de ces santons de la Vélocipédie qu’à huit ans nous poussions dans le sable en spéculant sur le champion du Tour et sur le « campionissimo » du Giro. « Vas-y Bobet ! », « Vas-y Coppi ! ». Je lui ferai le même lit de sable sur la tablette parallèle au bureau. Car...

Nous avions donc franchi ce matin le col de Larche. Aux premières maisons, nous avions entendu des sons différents pour désigner les choses. Ainsi, le lac ouvert au sommet était devenu « il lago », l’eau « l’acqua », la terre « la terra », et le ciel « il cielo ». Les sons nouveaux s’agitaient comme les clochettes de Papageno, « les voyelles rallongées retardaient la fin des syllabes ». La diversité des langues est musiques en si rebondissant sur musiques en la, un frou-frou, une soie. J’avais atteint le comble en lisant ceci dans la descente, dans une épingle à cheveux, sur un panneau tout à la gloire de Coppi, apposé contre un mur de soutènement dressé au-dessus du bitume : « Un uomo solo al comando, la sua maglia è bianco-celeste, il suo nome è Fausto Coppi » (« Un homme seul aux commandes, son maillot est blanc et bleu, son nom est Fausto Coppi »). C’est ainsi que s’était exprimé le chroniqueur sportif Mario Ferretti pendant l’étape de légende Cuneo-Pinerolo dans le Giro de 1949, et cette phrase radiophonique est restée dans l’oreille collective des Italiens. Je l’ai lue à voix haute pour mon plaisir et pour celui des gentianes, à l’endroit même où Coppi s’était échappé un 10 juin sous de grands nuages, et remportant du même coup le Giro. La rampe du col de la Maddalena qui devient col de Larche en changeant de pays est terrible. Dans la zone où Coppi déclencha son attaque célèbre, on a une perspective quasiment verticale sur une douzaine de virages. Éperonnée par l’acuité du sentiment géographique sans lequel il n’est pas d’épopée notamment, ma mémoire a sauté immédiatement dans le train de L’Équipe et dans ces quelques phrases d’un reportage mien : « (...) Wassberg, iceberg tranchant. Dans les bouleaux d’Oslo, Tomas Wassberg est seul aux commandes, le bonnet de guingois. Il coupe les secondes dans la forêt du Temps comme un Samson arracherait des arbres. Avec un nom pareil, l’eau et la montagne en un, voilà un bûcheron ailé de longs bras fins que les trolls accompagnent vers la médaille d’or du cinquante kilomètres des championnats du monde. » Posté dans le virage anthologique, j’avais relu une dernière fois la phrase de Ferretti et je m’étais promis de revenir au très beau livre (grande prose à rendre pâle Antoine Blondin) de Dino Buzzati, l’auteur du Désert des tartares, sur le Giro de 1949, où il évoque le fait d’armes de Coppi ainsi que, je m’en souviens, « l’enchantement revêche » de son rival Bartali.

Je voulais voir et j’ai vu le lieu où. Je vais quitter bientôt Sambuco-Sambuc et saluer à nouveau le panneau. Mon petit-neveu Martí, né il y a vingt jours, doit toujours téter le sein de sa maman. Vas-y Martí ! Moi je suis en train de téter le lait des cyclistes en plomb. Vas-y Coppi !

À bientôt.