vendredi 23 octobre 2009

Antonio et Jean

Chers toutes et tous,

Pendant que l'Espagne, Catalogne comprise, soulève les affaires de corruption dans une atmosphère mi-délétère mi-accablée (par où commencer?, dilemme que j’imagine chez tout correspondant de la presse étrangère installé à Madrid), que l'économie souterraine permet de traverser la crise (elle représentera 19,5% du PIB en 2009!), et que les voleurs à la tire poursuivent leur activité grâce à un Code Pénal permissif (80 000 vols à la tire enregistrés par l'administration judiciaire de Barcelone en douze mois!) le vent souffle tous les deux matins sur la terrasse.

Suroît, mistral, tramontane, autan, etc., tout y passe. Octobre et bientôt novembre leur consacrent chaque année tout un Salon d'automne, et si les humains et les arbres le visitent par obligation, — comme le toupet des palmiers en rabat en ce moment! —, j'en connais quelques-uns planqués dans leurs abris: mouettes et perroquets.

Tiens, hier, entre chien et loup, j'ai vu pour la première fois dans la cour une chauve-souris en plein championnat de voltige aérienne. Antonio, le voisin, observait du balcon d'à-côté cette folle furieuse. Originaire du Mijares, une région perchée entre Pays valencien et Aragon, tout de montées et de descentes, tout de mares à grenouilles et de croix de bois, Antonio, qui a conservé de son ancien statut de paysan tout un dictionnaire des sciences et de la vie de la terre, m'a donc expliqué comment vivait cette voisine si agitée dans une encoignure du bâtiment de droite. Je savais qu'en castillan on dit un "murciélago", mais j'ignorais qu'en catalan ce fusse une "rata penata". Si l'on traduit mot à mot, c'est donc un "rat pénible"!

Antonio me rappelle indéfectiblement Jean, mon ancien voisin, mon ami Jean, l'ancien maire de Saint-Maurice, village d'Auvergne blond comme la paille des blés coupés aux ados des puys dont les routes saluent toujours sa 2CV bleue. Antonio et Jean pourraient adhérer à une Internationale des ouvriers-paysans. Leur blouse est faite d'un tergal aux fils secs si ressemblants. Leur main, c'est-à-dire l'agent sûr de leur âme, soulève un triptyque précisément identique: les deux frôlent les quatre-vingts ans, les deux sont les puits de mémoire d'un terroir confetti, et devant leurs outils bien rangés, les deux libèrent l'idée du travail qu'il faut accomplir sans déroger. Et puis, c'est fou comme le matin leur va mieux que le soir!

Jean a des mains de vendanges et Antonio des mains d'orge. De Jean, il me reste dans un tiroir un petit film que j'avais tourné et monté, La Vigne de Jean, et au cours de ce tournage d'un jour, j'avais appris plus qu'en vingt ans de cérémonials parisiens. Dans quelques jours, je le saluerai. Je lui demanderai s'il continue à inscrire la couleur du temps sur un agenda, chaque jour à sept heures sur la petite table en bois du cuvage où traîne toujours un couteau éraflé, pendant que dort encore Yvette. Sur l'établi de l'atelier d'Antonio, il y a toujours une petite balle dure qu'il vient de fabriquer, de celles utilisées dans le jeu de pelote à la main, un sport qui n'est pas accordé uniquement au Pays basque. C'est vrai, Pepita et lui partaient hier à la chorale. Ils doivent chanter prochainement, et c'est une grande fierté qui les mobilise, à Montserrat, le sanctuaire de la Catalogne, que dis-je!, le Fujiyama des Catalans, cette montagne religieuse où, chaque midi, des voix de la plus célèbre manécanterie du monde s'élèvent les gloires du Virolai.

Il est bon de sentir la présence d’Antonio et Jean dans sa parentèle. Ils me donnent de l'affection. Qu'elle provienne originellement d'un apitoiement au premier constat qu'ils établirent instantanément, et les deux avec le même amusement discret, de ma paralysie à l'idée même de changer un plomb, me réjouit infiniment. Ils eurent chacun le même et élégant "on ne peut pas tout savoir faire"! Voilà, c'est deux petites histoires qui se rejoignent en une seule. Je ne fais que les esquisser. Ce qui les chaperonne est la juste modestie dans le sang de ces hommes.

Et dire que je voulais vous parler du vent qui a balayé hier soir la terrasse. Ca (pas moyen de mettre la cédille!) m'a secoué quelques minutes. Il a fallu relever le néflier et le pin, deux cadeaux de Biel, mon regretté cousin, se méfier des piquants d'un cactus lui aussi à terre, et arranger l'olivier que m'a offert l'oncle Albert des terres ocres. J'ai regardé la terrasse d'Antonio. Rien n'avait bougé. Lui sait vraiment ce que c'est que le vent de terre comme de mer. Son jardin est ficelé de partout, tout un réseau de fils noirs. Devant le pot cassé, je me rappelle le magnifique film de Joris Ivens sur le vent, la burle sur l'Aubrac, le blizzard de Léningrad, et j'écris des cartes postales. Je broie du blanc.

À bientôt.

PS: au moment d'expédier cette carte, un grand coup de balai a redonné au ciel le goût du grand azur, et sur la mer les voiliers couleur fraise de la base-école ballottent tranquillement. Au sujet des vols en plein jour dans la rue, on indique aujourd'hui dans El Periódico: à eux seuls, en douze mois, 17 individus ont été arrêtés 437 fois, parmi eux, 3 cumulent 183 arrestations!


vendredi 16 octobre 2009

Cassures...

Chers toutes et tous,
Quand le temps retourne sa chaussette en automne, il faut voir comme le pavé s'endort à une heure plus européenne sous les terrasses rentrées, et comme les gens ferment les fenêtres en baissant légèrement la tête. Quant aux matins... 21° à l'aube, avant-hier, 13° à la première heure, aujourd'hui!, c'est l'amorce de la période des levers roses sur la ligne d'horizon en mer. Après des mois passés à éviter leurs dards, on attend maintenant de ces soleils rafraîchis qu'ils se réchauffent et nous réchauffent à partir de 11 heures, et on sait désormais qu'ils déclineront lentement avant de se replier vers 19 heures. Sonne ainsi la fin des pica pica* solaires autour des vermouths, à la nappe des minutes alanguies.
Hier à cette heure-là, par une de ses brusqueries coutumières, le ciel avait douché quelques quartiers. La Barceloneta faisait partie de cette sélection, et l'on y croisait des flaques saugrenues après tous ces mois secs. En front de mer, un vent de sud-est se disputait avec un bout de tramontane; ainsi, pris de face et de côté, mon vélo gardait difficilement sa ligne, tandis que sur ma droite, dans les flots, c'était des mouvements réguliers de vagues sombres, avançant lourdes et sûres comme les dos des baleines. Les surfeurs les coiffaient, et, au bout de leur course, on leur voyait les mâchoires crispées soudainement libérées en cris éclatés, tandis que les planches virevoltaient autour d'eux, lâchées dans l'écume.
Quand je croisai le Port Olympique, il fallait entendre les vents croisés dans les mâts des voiliers! Les quais parlaient une langue tellurique infiltrée dans une quincaillerie. La pluie tombait à deux cents mètres, mais là, le ciment sale et les cordes enroulées pouvaient rester à découvert. Je vis un indigent prévoyant replier ses cartons, trois sacs et deux de ces bouteilles de bière à bas prix qu'on voit dans les bras de jeunes gens le samedi soir aux caisses des supérettes.
Quel temps pouvait-il bien faire le 15 octobre 1940? Je n'en sais rien, il faudrait lire l'un des livres qui abondent ici sur le sujet, mais j'imagine, comme ça, que le peloton d'exécution n'allait pas salir ses chaussures dans les fossés de la forteresse de Montjuïc pour fusiller Lluis Companys, le président de la Catalogne, arrêté le 13 août à La Baule par la Gestapo et par des agents franquistes de l'ambassade d'Espagne à Paris. On raconte que Lluís Companys décida de mourir les pieds nus à l'endroit où s'élève aujourd'hui un monument discret. Soixante-neuf ans après, le président actuel réclame l'annulation du procès militaire inique fait à son prédécesseur, mais l'Espagne d'aujourd'hui, bâtie à la fin des années 70 sur une transition politique fondée sur l'oubli, ne se résigne pas à solder son passé: si vous saviez le poids sourd dans les familles pour ces dizaines de milliers de condamnés, morts ou survivants, incomplètement réhabilités!
Mercredi soir, j'avais grimpé en chemise de lin la petite montagne de Montjuïc. Au Palau Sant Jordi, on rendait hommage à Lluís Companys (photo). Un tout petit filet d'odeur des silos du port avait accompagné ma marche durant quelques instants, jusqu'au moment d'un bosquet de pins parasol. D'un coup, ç'avait été une avalanche d'effluves, c'était à s'en déboutonner pour qu'en profite bien la peau. À l'orée du bois, étaient apparues sans prévenir des gerbes et des couronnes de fleurs au pied d'une colonne. Le hasard avait décidé de manifester une certaine logique. Je venais de tomber sur le monument à Francesc Ferrer i Guardia, fusillé à Montjuïc le 13 octobre 1909 après un jugement sommaire. Le fondateur de l'École Moderne, projet de pédagogie libertaire dont les échos en France furent très importants (Ferrer avait fondé lui-même à Paris L'École rénovée avec le soutien d'Anatole France), avait été désigné abusivement à Madrid comme l'un des meneurs des troubles qui s'étaient emparés de Barcelone pour protester contre la guerre coloniale du Rif. Il fallait éliminer le créateur de "l'école sans dieu".
Je vois que dans la cour tous les stores sont repliés, le grand drap au-dessus de la courette de la crèche aussi. À cet autre constat de cassure, je vous dis à bientôt.

* Le pica pica, c'est les tapas à la catalane.

Post-scriptum: Les yeux plissés de Mercedes Sosa se sont fermés. On n'entendra donc plus l'Indienne du petit peuple d'Argentine, chanter Gracias a la vida (Merci à la vie) de la grande Chilienne Violeta Parra: Gracias a la vida,/que me ha dado tanto/, me dio dos luceros/que cuando los abro/perfecto distingo/lo negro del blanco (Merci à la vie/, qui m'a tant donné/,m'a donné deux yeux de lumière/,et quand je les ouvre/, je distingue parfaitement/,le noir du blanc).

lundi 12 octobre 2009

Sur la grève

Sur la grève, entre chien et loup, entre dues llums (entre deux lumières) dit le catalan, on fouillerait en vain les poches du soir si l'on était en quête d'un silence breton. Les gens passent avec leurs conversations, les bambins crient pour descendre des poussettes, et les chiens en laisse jappent sous les réverbères.
Le battement des vagues semble appartenir à un métier à tisser approchant du point mort. On s'attend que l'eau s'assoupisse après s'être bien tenue tout au long du jour: 23°, est-il écrit sur un panneau avalé par l'ombre.
Que peut bien lire à cette heure, dans les reflets jaunâtres d'une zone séparée du gros des passants, l'homme assis et que vient de dépasser la jeune femme aux bras nus? Aussitôt disparue du cadre, c'est l'affaire d'une poignée de secondes, elle entrera dans la longue étreinte d'une autre femme, au nez d'une voiture de la Guardia Urbana, son blanc et bleu est celui de nos ambulances, roulant au ralenti sur les dalles de la promenade touchant le bois, et martelées par les foulées de quelques joggers ipodés.
On est à la lisière de la ville, je vous l'ai dit, la grève, cet élément apaisé des fronts de mer. Celui de Barcelone est barré, au fond sud, par l'hôtel-voile de Ricardo Bofill, architecte du je-suis-là-pour-me-montrer. À peine inauguré, voilà que l'autre jour cent activistes manifestent, réclamant sa destruction... Ce nouveau visage de fausse voile latine, c'est la fin définitive de l'esprit des barques, et c'est la révérence tapageuse aux bateaux de croisière. On en distingue un au loin. On imagine les notes de piano rameutant dans les vastes salons feutrés les passagers tout à leur semaine du je-me-sens-servi. Étirée de la poupe à la proue, sa guirlande de lumière tape dans l'avant-nuit, elle relève les ombres lourdes des tankers.
Derrière nous, c'est le bosquet des eucalyptus aux branches en pleurs avec leurs longues feuilles. On ne voit jamais personne sous leur ombre. Ténue même au mitan du jour, peut-être qu'on ne la prend pas au sérieux. On retourne. La traversée du bosquet est brève. Jusqu'aux premiers instants de la Rambla, on suit, sous les lumières étales, le mouvement des mains qui se tiennent ou brassent les mots de plusieurs langues au-dessus des bébés en pleurs, et qu'on berce... À hauteur de la maison de retraite, l'homme aux cheveux blancs en brosse, toujours le même, assis dans sa chaise roulante collée à l'oreille d'un banc, cet homme dont la tête penche toujours du même côté, me dit Aviat soparem. Oui, nous souperons tous bientôt.
Arrivé. Je n'avais pas encore lu le journal. Un gros titre dans l'Avui chapeaute un entretien avec Joan Ridao, numéro deux du parti indépendantiste catalan au pouvoir dans la région avec les socialistes et les verts: "Zapatero est un menteur compulsif, mais très sympathique." Je ne sais pas pourquoi je vous signale ça. Enfin si! C'est qu'à ce changement de bruit, il me semble qu'il vaut mieux vous saluer. Et puis, il se fait tard.
À bientôt.

vendredi 2 octobre 2009

Lune pleine



Cher toutes et tous,
La lune pleine ne m'a pas lâché l'autre soir. Elle était apparue derrière les rochers du Caylar. Il faisait encore jour sur le Larzac, et l'astre pâle collé à l'azur délavé par l'automne attendait de former son empire. Les risées du causse oscillent en ce moment entre le vert et le jaune, et, avant sa chute, le soleil dorait toute cette indécision sillonnée par les moutons. À la saison des ombres rases, il fait bon s'arrêter pour parler à l'air frais depuis le bord du cercle d'une lavogne. Assiette naturelle, elle retient l'eau grâce à son fond d'argile. Officiant sur le crâne du désordre karstique, abîme glaçant aux sombres galeries et aux impressionnants avens, univers souterrain de l'Aveyron au Lot, elle en est l'abreuvoir naturel empierré par les bergers de l'antique économie pastorale: une construction de cercles de petits pavés blancs diminuant leur diamètre jusqu'au caillou unique formant la pointe de ce chapeau chinois renversé.
Plouf! ai-je raconté le lendemain à l'enfant qui ne demandait qu'à me croire. La lune pleine aurait peut-être pu descendre et se baigner de tout son rond dans la lavogne, mais celle-ci préférait suivre les voitures roulant de nuit entre Clermont-Ferrand et Barcelone. Sur le chemin, elle avait éclairé plein phare la petite mer de Leucate, puis elle avait soulevé la silhouette des Albères, en découpant les ombres cassées juste avant le pointillé de la frontière. Elle était encore là malgré l'heure frôlant l'aube, au-dessus de la toute petite place Prim, blanche et carrée, avec ses trois ombus torsadés, arbres à si grosses branches que Les enfants du Capitaine Grant s'y réfugient au milieu de l'histoire. Une maison avait ouvert ses volets, la lune en avait profité pour entrer se coucher, et moi j'avais poussé un peu plus loin ma porte.
Comme je me taisais... C'est tout?, m'a dit l'enfant dont c'est l'anniversaire. Voyons!, assis au bord de la lavogne, j'avais vu, tu te le rappelles, la lune se lever derrière les rochers du Caylar, mais dans l'azur délavé on voyait aussi l'avion de Brussels Airlines qui ramène à Barcelone, toujours à la même heure, des cohortes de fonctionnaires. Sur l'écran de son Blackberry, il était 19 heures 40 à bord de l'avion comme au bord de la lavogne, une dame assise au cinquième rang, et portant un tout fin collier d'or, était en train d'écrire qu'elle venait de voir clairement le viaduc de Millau, et que, glissée parmi les soleils roses, venait d'apparaître une lune ronde, et qu'on voyait les moutons marcher en file indienne vers les trous d'eau, et qu'en bas, sur cette terre du Causse, il y avait probablement au moins un homme photographiant la lune et l'un des trous d'eau aussi ronds que la lune.
Maman vient de m'expliquer exactement la même chose par le téléphone, m'a dit l'enfant dont c'est l'anniversaire, elle sort de l'aéroport. J'ai donné à l'enfant son cadeau, et j'ai laissé sur la table une carte postale qui commençait ainsi :"La lune pleine ne m'a pas lâché l'autre soir..."