jeudi 28 avril 2011

Goûts de glycines

Saint-Maurice-ès-Allier, 15 avril 2011.

Bonjour,

Emily Dickinson nous enseigne que « la vie, c’est la mort avec des longueurs ». Raide. Cette affirmation de la poétesse anglaise dont l’oeuvre embrasée doit se lire à travers le vers « Oses-tu voir une Âme en incandescence », végétait au fond de l’un de mes carnets. Durant tout une époque, je me suis glissé dans la poésie d’Emily Dickinson. Son tesson coupant a réapparu ce matin sans tirer la sonnette, au moment où je photographiais la glycine de mes amis de Lissac. J’allais les quitter. Toute glycine m’inspire des désirs de langueur. En vous écrivant depuis une table d’auberge, je ne sais envisager que l’effet d’une association sonore entre deux mots pour expliquer le retour inopiné de Dickinson sur le fond frais de perles mauves. Longueur, langueur...On aura probablement raison de ne pas accepter mon explication. Il existe en tout une « arrière-histoire ». René Char le disait à propos de ses poèmes.

Allons au doux. J’ai vécu tout un temps à trois pas de cette glycine en cascades, derrière des volets en bois vermoulu dans lesquels les lointains propriétaires avaient fait découper un coeur. J’en avais même planté une dans un angle particulièrement ombré. Elle était, elle paresse toujours à cet endroit, préservée du soleil, même au mitan du jour aux minutes où le soleil assène tout son plomb sur les tuiles romanes. L’ancien garde-champêtre de Saint-Maurice s’asseyait dans une autre ombre proche. Dans le village, on l’appelait Le Zézé. Le Zézé proférait régulièrement des vérités. Depuis son banc de bois grisé par les intempéries, et alors qu’on ne pensait qu’à goûter la volupté des ombres, je l’avais entendu dire dans la touffeur de l’été : « Tout d’suite, ça fait des après-midi longues comme des semaines. » Quand j’observai son allure constamment mesurée dans la rue en pente, je songeai immanquablement au mot inoubliable de Jules Renard : « Le paysan, cet arbre qui se déplace. »

Au fond, je n’ai jamais aimé tout à fait vivre dans des villages trop proches des villes, essentiellement parce qu’ils abritent des communautés réduites aux aguets : celles des rurbains, parfois plus redoutables que celles des paysans qu’elles sont venus remplacer. Fort heureusement, l’instinct du paysage sauve tout village maintenu dans l’obstination de la terre tranquille. On y reçoit des perfusions de nature. En venant de Paris, dans l’avion plongeant sur le damier de la Limagne avec Vichy dans le lointain, des carrés jaunes incrustés dans le vert signalent immanquablement avril. Empreintes du colza. Secousse oculaire. Le pimpant mimosa fiché en février dans les talus de Collioure sourit du même éclat. En atteignant Lissac et Saint-Maurice, deux corps pour une même commune d’Auvergne, les murs d’arkoze, grès friable au jaune de Toscane, confirment la nouvelle. Surlignés par les glycines noueuses au bois noir et sec, ils déclarent alors le printemps infaillible. Les grappes mauves pendent comme linge frais étendu dans le frémissement de l’air. Au nez de chaque grappe, une bouffée de miel. Dans le feuillage, des secrets d’ombres aussi graciles que ceux des corsages blancs en coton brodé.

Je possède un ourson de couleur mauve de Jean-Charles de Castelbajac. Le couturier venait alors de créer son manteau culte entièrement composé de nounours. Je crois bien qu’on peut l’admirer au musée Galliera. C’est précisément la même teinte qui pendait à la fenêtre de ma chambre ce matin. C’est quand j’ai été pris de l’envie de tirer sur un fil pour allumer toutes ces lampes de la Nature artiste tout en cliquant image, qu’ont surgi Dickinson et son tranchant désarroi. On n’est jamais tranquille. Je lui en ai voulu. D’accord Emily, mais plus tard, ou alors un autre jour ! Tenter de troubler cette aurore ! Avant de partir, j’ai jauni une épaule contre l’arkoze nue et granuleuse des granges, sauvé un brin d’herbe entre les galets de la cour, et ramené le regard vers les orgues mélodieuses de la treille endimanchée. Langueurs et secondes longues comme des minutes. Dans mon treizième arrondissement de Paris, j’ai une rue des Glycines. Sous les ciels métalliques d’Île-de-France, le mot recouvre seulement une nostalgie.