lundi 26 avril 2010

Les gisants du Lluçanès

Mercredi 14 avril 2010.

Bonjour,

Comme je vous l’avais promis dans ma dernière carte, je suis retourné dans le Lluçanès. Je l’ai fait en emportant sur place mon coursier, un Giant en carbone anthracite, tellement léger (7,1 kg), qu’il faut se méfier des vents de côté. L’air qui se précipite en moi prend une valeur inestimable. « Le rêve enfourché » dit François Soulages. Je signale au passage que la moyenne kilométrique annuelle vélocypédique des Français est de 87 kms contre 800 kms aux Néerlandais. Je poursuis de grimper un jour le mont Ventoux, et peut-être m’inscrirai-je le 19 juin de cette année à la grimpée FSGT du puy de Dôme avec sa côte à 12% sur 5 kilomètres « terrifiants ». Alexandre Vialatte explique que l’Auvergne est dotée de plus de montées que de descentes. J’ai pu en dire autant du Lluçanès en descendant de mon vélo. Je gardais une impression fausse de ma première visite : rouler en voiture est très trompeur. Il m’a fallu « sortir » parfois le pignon de 28, celui avec lequel on peut « grimper aux arbres ». Il me paraît naturel d’adopter le jargon des « cyclards » !

Achille Chavée, dont je ne sais rien d’autre qu’il est belge, a dit : « Il est poétique d’écrire simplement pour le plaisir le mot palétuvier ». Je pense la même chose du mot « chêne vert » qui me fait ouvrir à chaque fois le dictionnaire pour en vérifier le pluriel. J’ai croisé plus de chênes verts en un jour dans le Lluçanès qu’en soixante années d’existence réparties entre le Limousin, l’Auvergne et Paris. Buissonnants, feuilles coriaces aux bords épineux, ne contribuant pas pour peu au vert foncé du maquis, ils rendent en certains lieux le sol indiscernable en raison de la densité des rameaux.

À la sortie d’un virage, j’ai ressenti le même choc que celui que m’avait procuré un jour la vision soudaine de l’abbaye de Pébrac, en Haute-Loire. J’avais devant moi, sur sa butte, l’église de Lluçà. La dernière fois, j’étais arrivé par l’autre côté d’où l’effet est médiocre. À la pointe de chacun des doigts fins des vingt-deux colonnettes du cloître construit en 1160 à taille de maison de poupée, le sculpteur a passé une bague au chaton large serti de figures et d’animaux, de motifs entrelacés. C’est un enchantement. Le Prieuré de Lluçà n’a jamais abrité plus de douze moines soumis à la règle de saint Augustin, mais ses vastes possessions lui ont conféré un pouvoir important à certaines époques. Contrairement à d’autres joyaux de l’art roman catalan comme ceux de la vallée de Boí où l'on regarde des copies, les fresques du monastère sont toutes originelles, ocres pâlis commandés à l’École de Giotto et soutenant aux limites de l’exubérance une Vie de saint Augustin.

Enfant, on nous demande de regarder devant nos pieds. J’ai exercé sur place cette recommandation : la dizaine de tombes anthropomorphes protégées chacune par un verre et disséminées dans le sol du cloître et dans celui de l’église, elle de 905, exhale des murmures en latin de nature à soulever le premier mystique de passage. C’est impressionnant.

Remonté sur ma selle, j’ai songé que le Lluçanès est une terre de gisants. Quand le regard se sépare de la contagion des chênes verts ou de l’accent circonflexe d’un pont ancien ou du désordre des pins, il tombe sur de longs lambeaux de granit raboté par les siècles. On dirait des langues de pierre. Elles se répandent jusqu’au milieu des prés et, au soleil de midi, elles doivent faire de bien belles méridiennes aux lézards et des tables naturelles aux promeneurs.

Vers Prats de Lluçanès, j’ai revu le monolithe discret marquant l’ouverture de la première fosse commune en Catalogne. J’étais venu là il y a cinq ans lorsque j’écrivais Le Puzzle catalan et que je voulais en savoir davantage sur la mémoire de la guerre civile. Rien n’a changé. La terre nue de marne jaune semble devoir jaunir encore longtemps. Ici, la guerre d’Espagne ne fit que passer trois jours, au moment de la retraite des Républicains vers les Pyrénées. J’avais alors demandé pourquoi une terre aussi plane et si bien prédisposée à la culture demeurait en lande rase. Aleix Cardona, conseiller municipal, m’avait alors expliqué qu’il y avait là quelques centaines de morts que les gens des fermes enterraient le soir après les affrontements du jour. C’est un morceau de terre de silence et de tous les silences, soixante-dis ans après. Au cimetière de Santa Eulàlia de Puig Oriol, repose depuis 1940 le corps d’un déserteur du Corps français des Tirailleurs Sénégalais victime d’une chasse à l’homme dans les bois du Lluçanès où il s’était réfugié en venant du Nord. Sombre affaire d’entre les affaires sombres des hommes déplacés en tous sens. Don Pacto-del-Silencio dit de ne pas réveiller tous ces morts-là, mais sa défense craquèle évidemment.

Au fait, Henry de Laguérie, journaliste d’Europe 1, vient de m’interroger sur l’affaire du juge Garzón qui me fait penser à Z le film de Costa-Gavras. Garzón peut payer cher de vouloir réveiller les morts. J’étais descendu depuis longtemps de mon vélo. À la diffusion, le journaliste a sélectionné ce passage: "L'Espagne n'a jamais réglé ce problème. En 1977, il y a eu une Transition fondée sur l'oubli. Aujourd'hui encore, droite comme gauche au pouvoir ont un mot d'ordre qui est le suivant Ni vainqueurs ni vaincus. Les vaincus sont extrêmement frustrés qu'on n'ait pas reconnu les leurs et que des milliers de cadavres soient encore sous la terre d'Espagne non identifiés." 114 000 Républicains espagnols ont disparu sous la dictature, explique Henry de Laguérie. On entend aussi le chanteur Paco Ibañez: "Il ne s'agit pas de vengeance, mais de justice c'est tout. C'est insupportable."

On enfourche son vélo, si léger, rappelez-vous, carbone, 7,1 kilos, et on est rattrapé par les gisants. À bientôt.

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