mercredi 14 avril 2010

À la terrasse de Cal Penyora









Samedi 10 avril 2010.

Bonjour,

Il y a longtemps que je n’ai pas envoyé de nouvelles. Ces derniers temps, je me suis grisé de Paris, d’un bout d’Alpe et d’un coin d’Auvergne. La vie, oui, pourvu qu’elle ait du goût ! Je ne sais plus qui a prononcé ces mots, et je n’ai pas mes carnets de notes sous la main alors que, rentré en Catalogne, je vous écris depuis la terrasse de Cal Penyora, auberge située au coeur de Santa Eulàlia de Puig-Oriol dans le Lluçanès, un altiplano de transition entre la civilisation des vignes et celle des moulins.

C’est le premier renseignement qu’on m’avait donné tôt ce matin en arrivant au bar de l’établissement. Une recommandation avait suivi : poussez à cinq kilomètres jusqu’au hameau de Lluçà pour visiter la petite merveille romane, ce que j’ai accompli entre-temps! Je m’étais aussi enquis du pourquoi d’inscriptions relevées ici et là, une fois qu’on a lâché la plaine de Vic et qu’on a pénétré dans les limites de ce terroir. Le Lluçanès revendique le statut de « comarque », subdivision territoriale à rapprocher de notre arrondissement départemental voire de notre canton. Mais les peintures s’usent et les banderoles se détendent. En vérité, le pouvoir régional planté à Barcelone, à cent kilomètres, s’en fout comme de l’an quarante et il laisse les murs bégayer leur clameur. Ne saurait-il prôner l’autonomie que pour lui-même ?

Ancienne terre de transhumance et toujours terre d’agriculture, le Lluçanès est un beau corps sculpté par une lenteur rêche dont l’avenir est davantage à la chambre d’hôte qu’au tracteur, mais son silence n’est pas impitoyable comme celui de la Creuse, peut-être à cause d’une rose des vents de Tramontane à Levant. Vous aimeriez. À l’instant où je vous écris, Santa Eulàlia sacrifie son samedi à des minutes qui font beaucoup plus de soixante secondes chacune et aux enfants léchant des glaces. Si l’on passait derrière les maisons, on verrait la neige oubliée sur les Pyrénées et l’on se surprendrait de l’avoir si proche alors qu’on marche sur une croûte ocre presque aussi craquelée que celle du Tarragonais.

En ce moment, l’air est un peu frais sur la terrasse de Cal Penyora, et l’envie monte en moi de me transformer en piéton du Lluçanès. J’en saisis la cause : de ma chaise, on n’échappe pas à l’horizon enfermé dans un point de lumière au bout du corridor formé par l’unique rue. Les villages catalans sont ronds de se blottir autour d’un toit d’église romane ou de château médiéval. Par son étirement, Santa Eulàlia contredit cet esprit de couronne. Il est écrit dans son extrait de naissance qu’il n’eut d’autre raison de vivre que d’abriter intra muros pour la nuit les défilés de moutons. Un point d’eau, une maison, puis deux, puis trois, puis quatre, et toujours en suivant le fil de la transhumance...

Bien de nos écrivains, Antoine Blondin le premier, ont poursuivi en vain le rêve de passer derrière un comptoir, ne serait-ce que pour observer le monde depuis cette position. Ramon Erra, auteur de En dénouant le mouchoir, un roman témoignant d’un imaginaire extrêmement fertile, y est parvenu à Cal Penyora par un simple fait d’association familiale, un phénomène dont la ruralité catalane est vertébrée. Chaque matin, Ernest, le père, allume le feu dans l’âtre ce qui vaut aux clients une saine application de tomate sur les tranches de pain brunies. Emilia, la mère, fait monter les saveurs du sanglier et de l’oie quand elle ne grille pas un lapin dans un buisson de farigoule.Teresa, l’une des filles, est préposée aux desserts et elle roule comme personne les « bras de gitan » dans lesquels elle emprisonne une crème jaune pâle. Sa soeur Àngels pilote énergiquement le service. Faussement placide, Ramon Erra est au percolateur. Ses yeux crépitent : chaque conversation représente probablement le sujet d’une nouvelle qu’on ne lira jamais mais on imagine que des bribes arrangées viendront se suspendre au balcon de quelque intrigue. Nous avons parlé. Nous reparlerons. Les terroirs sont des commodes dont on ne peut pas ouvrir d’un seul coup les nombreux tiroirs. Au passage, averti de mon nom, il m’a trouvé un ancêtre bien peu recommandable: un Tarragó du XVIIème siècle qui, appelé par les communautés villageoises du Lluçanès, déterminait si la malheureuse désignée était ou non une sorcière. Si vous passez par là, arrêtez-vous à Santa Eulàlia de Puig-Oriol, ça vaut cent Lloret de Mar et deux cents Saint Cyprien.

Il m’est tout à fait impossible de poursuivre. Un « xató » m’attend près de l’âtre : c’est de la scarole agrémentée de morue douce et prise dans une sauce fauve où l’ail, l’amande et la noisette ne sont pas les moins perceptibles. J’aurais aimé vous parler de l’église de Lluçà, des petits chênes verts disséminés autour des tables granitiques concurrençant les grès fragiles. Ce sera pour une autre fois. Il est à peu près sûr que je reviendrai. Uror et in montes flammata mente revertor (Je brûle et je retourne dans les montagnes l’âme en flammes). C’est tiré de Pétrarque et relevé dans la Correspondance de Cingria que j’ai emportée avec moi. Notre Genevois conclue parfois ses lettres par un tibi et vale. Je fais de même.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire