samedi 8 mai 2010

Sur la trace de Pain et Raisin

Dimanche 2 mai 2010

Bonjour,

Comment allez-vous ? Vous m’enverrez des nouvelles. Ces jours-ci, je mets un point final à la relecture du Testament de l’Èbre de Jesús Moncada que nous publierons en octobre. La traduction de mon ami Bernard Lesfargues est magnifique. Bernard est un vieux monsieur, il a croisé les plus grands poètes, il est excellent poète lui-même, la langue d’oc est sa principauté, et je l’imagine avançant comme « un arbre qui se déplace » dans son grand pré d’Église-Neuve-d’Issac, une commune du Bergeracois, en direction du petit corps de ferme dont il a fait un atelier des mots. En ce moment, il est à l’ouvrage sur l’une de nos sorties du printemps 2011, Miroir brisé de Mercè Rodoreda.

Je pense assez fréquemment au coin de terre qui est le sien. Face au plaisant fouillis de chênes truffiers abordés par l’herbe rase, on ressent la tension de la solitude propre aux paysages ayant réussi à se maintenir à l’écart. C’est sa rivière souterraine, au sens où l’entendait René Char. Aujourd’hui, j’y ai pensé à mon arrivée dans la crique d’Ès Jonquet. Mon âme a réagi comme lors de mon premier aller dans sa parcelle de Dordogne : un frémissement !, ce n’est pas la chair de poule, non !, mais comme l’indicateur d’un état brut de la nature raffiné d’arbres, ici des oliviers. On est pris de l’envie de s’asseoir et d’ouvrir un livre pesant une heure (j’ai amené avec moi Platte river de Rick Bass), mais dès sonnée la deuxième seconde...

Appuyé contre l’un des murets de schistes, - on compte en dizaines de kilomètres ces hachures cochant les étages courts des olivaies de l'Ampourdan sauvage -, j’ai accepté immédiatement que le paysage se montrasse plus fort que le combat de Jack avec le saumon argenté « jaillissant comme une fusée » de la rivière. J’ai abandonné toute idée de lecture. J’ai sorti de mon sac une poignée de noisettes et le son sec de la pierre contre la coquille a donné des tours de trois secondes d’un flanc à l’autre de l’échancrure, versants apostrophés par la loi du silence au-dessus de la masse liquide, plane et sans l’embarras de quelque clapotis. Dans un fjord aussi authentique, même la mer s’évade de sa profondeur. Celle du Jonquet est une « grande bleue » avec des sons nordiques à l’ancre. On pourrait lui appliquer ce que Pessoa accorde à la littérature, « la preuve que la vie ne suffit pas. »

J’aurais dû marcher jusqu’à ce désert bien avant ce dimanche frais et menacé par l’orage. Idée saugrenue voire imbécile, je ne voulais pas le faire avant d’avoir entièrement écossé le vocabulaire de Pain et Raisin, ma première traduction, un roman de Josep Pla qu’il faut lire, un critique vient de l’écrire, « parce que nous aimons, nous aussi, que les écrivains arrêtent le temps. » C’est au Jonquet en effet que se dispute l’action principale de cette histoire de contrebandiers où le paysage finit par composer à lui seul tout un personnage tellement Pla déploie pour lui tout son nuancier. J’ai photographié éberlué une corde tranchée qui traînait sur les pierres plates aux reflets de coquilles d’huîtres avançant dans la mer de plomb : une corde tranchée donne la clé de l’énigme dans la dernière phrase de Pain et Raisin... J’ai décidé d’imaginer qu’elle attendait que je vienne.

Comme Josep Pla dans sa longue nouvelle, je suis parti de Cadaqués, place aux Herbes, maintenant place Frederic Rahola. Puis, j’ai pris la ruelle Sa Felipa, je n’ai pas retenu son nouveau nom. Une fois parvenu au cimetière, j’ai longé les murets de Port-Lligat au-dessus de la maison de Dali qui surprend encore, avec ses masques du visage de Gala à la pointe des toitures. Avant d’atteindre Ès Jonquet, il m’a fallu dépasser d’autres criques : S’Alqueria Gran, S’alqueria Petita. À chaque fois, je dois rectifier l’orthographe. Je place souvent le « i » du mauvais côté du « r » : tout de même, des sonorités luso-galiciennes sur la Costa brava ! Après S’Alqueria donc, et non « après S’Alqueira », commence une sorte de concours entre la terre et la mer, où jamais personne ne gagne comme entre jumeaux fusionnés. La tramontane les tient en liberté sous caution, prête à rugir pour finir de creuser les alvéoles dans la roche, et pour terrifier les genévriers cade frappés de gibbosité. Tout au-dessus d’Ès Jonquet, à la frange de la barre au fond du défilé, une ligne de pins isolés, bossus et terrifiés, semblent chercher quelque chose par terre, le nez au Sud. Tous définitivement penchés. L’Ampourdan ne serait pas l’Ampourdan sans le vent qui rend fou.

J’ai atteint Ès Jonquet par la pointe méridionale du cap d’En Roig. Au nord, tout près, les Pyrénées basculent et posent sur les flots une grosse patte, le cap de Creus... Un rocher inattendu et biseauté, tout de lames obliques de schiste au gris blanchi, annonce la crique. Dans le pays, on le surnomme le Tailledauphins, et Pla indique qu’il assure l’inertie des eaux dans le fjord.

Le retour par un autre chemin de contrebande dans l’humidité des joncs du torrent alluvionnant la petite plage, puis dans les griffes des ronces, s’est avéré à peine moins excitant. Ma sueur doit être légère, comparée à celle des porteurs de Pain et Raisin. J’achève cette carte devant un café crème, à la terrasse du Bar Marítim de Cadaqués, précisément là où commence l’intrigue. Des enfants tripotent les galets. Le père les leur chipe en riant, et il fait des ricochets entre les barques. Je rêve qu’une mésange charbonnière se pose quelque part sur le rebord d’une fenêtre. Nous sommes engagés dans le mois de mai.

À bientôt.

Post-scriptum: nous publions aussi Les Vaincus de Xavier Benguerel (Autrement, collection "Littératures Tinta blava").

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