vendredi 19 août 2011

Au Descartes

Paris, août 2011.

Des cent plaisirs offerts par Paris au mois d’août, l’un colle tout à fait au souffle légèrement endormi qui circule dans les rues. C’est celui d’un Sancerre au ton ambré dégusté à la terrasse du Descartes. Aussi certain que Dieu n’entre pas dans mes plans, la petite bande du trottoir qu’elle occupe favorise l’indolence. Elle épouse un angle, ce qui donne des perspectives différentes à tout homme qui s’assoit là. Des chaises cannelées et des tables lourdes sont l’héritage du Descartes sous Mitterrand. Chaque époque est accolée à un Président, mais on se fait mal à l’idée qu’on est train de parler du Descartes sous Sarkozy. Ce chez-soi en plein air se trouve tout en haut de la rue Cardinal-Lemoine, à l’angle formé avec la rue Thouin. L’état de flânerie vaut autant pour le trottoir que pour le bitume. Pratiquement orphelin de voitures depuis le premier jour du mois, il dévale vers la longue oblique de la rue Monge. Les vélos ont un peu de mal dans l’autre sens. Figures nouvelles entrées dans le champ de vision par la gauche, un jeune homme, et avant même qu’il soit plus tard, une jeune femme, étrangers tous les deux, débouchent de la laverie automatique. Un paquet de linge sec leste leur silhouette. La Sorbonne donnerait-elle des cours d’été ? Figure, elle, ancienne, madame F. interpelle avec virulence les habitués du Descartes depuis sa fenêtre au premier étage en face. Bientôt madame F. n’est déjà plus dans ses rideaux au gris de nuage maussade. Elle est sous leur nez avec ses cheveux de filasse. Les habitués la rembarrent au moment où elle dépasse les bornes, alors elle s’éloigne mais pour revenir vite et cependant calmée. Les habitués renouent maintenant avec elle : quelqu’un s’inquiète de savoir si cette cousine courte d’esprit n’a pas oublié de déjeuner. À cette heure de l’après-midi, Le Parisien est très chiffonné, il a même perdu de l’encre. Ses pages des faits-divers sont passées par trop de mains. Un petit chien au pelage noir et blanc se frotte contre le pli des pantalons et les chevilles des petites Parisiennes vives et intrépides rassemblées autour d’un café. Elles vont au plus économique. Les unes rentrent de vacances, les autres vont partir. Elles sont aux portes de l’Université. On capte la teneur des conversations, on suit les mouvements du stylo d’un parieur devant la page des Courses avec le sentiment de ne rien voler. Oui, ce Paris-là, populaire et cordial, subsiste dans certaines poches de la capitale, sinon tout ne serait qu’injure adressée au passé.

Le Descartes se trouve précisément au 70 de la rue Cardinal-Lemoine. Au 74, une plaque évalue le séjour d’Hemingway au troisième étage : un an et demi. C’était un appartement « à l’infime loyer » ( dans Paris est une fête, l’ouvrage est ressorti récemment dans une édition augmentée). Au pied du même immeuble, la librairie Les Alizés fait le négoce de ses oeuvres, y compris en anglais, car il n’est de jour sans Américain poussant la porte. Les plaques aux façades sont les rétroviseurs sur une époque dont on a oublié le nom du Président : en regardant au 71, on apprend que James Joyce acheva Ulysse ici même, chez Valéry Larbaud. Emportée par sa confusion, Madame F. s’engouffre parfois dans la rue Rollin. Elle en ressort si rapidement qu’on n’imagine pas qu’elle ait eu le temps de pousser jusqu’où vécut Descartes. Pourtant, il suffit de trois pas pour lire sur cette autre façade : « Me tenant comme je suis, un pied dans un pays et l’autre en un autre, je trouve ma condition très heureuse en ce qu’elle est libre. (Lettre à la princesse Élisabeth de Bohême, Paris,1648) ». Il y a quelque vingt ans, un avocat de Clermont-Ferrand irrité par ce qu’il nommait l’abus de plaques en avait fait poser une sur sa villa du centre-ville : « Ici n’a pas vécu Victor Hugo. » Autour du Descartes, on n’y songerait pas un instant. Quand une jeune femme en simple marinière et zélée avec son compagnon commande un Armagnac pour deux, « le plus vieux » demande-t-elle, le fantôme de Jean Seberg détourne de la demi sieste ou de la lecture. Oui, un air de commodité souffle sur ce bout de trottoir. On venait de L’Épée de Bois, le cinéma au 100 tout rond de la rue Mouffetard, on avait traversé le cercle de la place de La Contrescarpe pleine jusqu’aux narines. Vingt mètres plus tard, dans son dos, on avait abordé le Descartes où deux cinquantenaires, lui avec l’accent portugais, elle avec l’accent de la Montagne-Sainte-Geneviève, racontaient leur mariage tout frais, elle avec des papillons d’amoureux de Peynet dans la voix. Madame F. ne tarderait pas à vitupérer à la fenêtre d’en face et les demoiselles intrépides ébruiteraient leur papotage sur deux tables rassemblées.

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