lundi 7 novembre 2011

Il pleut sur Lilla



Lilla, le vendredi 4 novembre 2011.

Bonjour,

Il pleut. Un jour, au comptoir du Lux Bar de la rue Lepic, aux premières marches de Montmartre, une danseuse du Moulin Rouge racontait qu’elle ne pouvait avaler du poisson les jours de pluie. Elle passait de temps en temps. Depuis la Sortie des Artistes, la distance devait être de deux cents pas, mais en côte. Personne n’avait relevé. C’est qu’au Lux Bar personne ne pouvait étonner personne ! Ainsi, dans un recoin formé par la rencontre entre le comptoir et une cloison, Juliette, empoisonnée graduellement par les rosés, pouvait raconter sans enregistrer d’écho autour d’elle : « T’as vu l’article dans L’Parisien ? En rentrant bourré chez lui, un mec s’est fait arracher l’nez par un chien... Les chiens, ça aime pas l’alcool ! Moi, j’le sais. L’aut’ soir, com’ j’rentrais avec un p’tit coup dans le pif, Poupette elle a aboyé rien qu’en sentant mon haleine. » Le voilà enfin l’écho, chère Juliette dont la mine n’était pas de Toussaint !, alors que la mienne peut-être, à cette minute... Il s’est fait entendre ce matin. Il était en train de pleuvoir rageusement. Le ciel lâchait la bonde à ses sources depuis une flopée d’heures ! Des gouttes comme des perles d’huître, grosses et luisantes, s’accrochaient au squelette des chaises en fer sur la terrasse. À la lampe du plein jour, je sélectionnais des archives sur une longue table de la maison que j’occupe depuis deux journées à Lilla, village balcon sur la combe de Vilaverd, le village de ma mère, et sur le faux plat de Montblanc, capitale du canton. J’ai pensé au Lux Bar à 1200 kms, à Juliette et à la danseuse du Moulin Rouge parce qu’une feuille venait de glisser de cartons pourtant dédiés à un sujet bien différent. Elle est barrée d’une inscription : « Les dames de la Butte ». Un autre bout de note figure sur la même feuille égarée : « En quelle tombe reposes-tu, Germaine de la rue des Dames ? Tu déclarais tes quatre-vingt-dix ans. Tu tenais la dernière guérite parisienne de La Loterie Nationale. Dans l’arrière-saison des journées d’hiver, quatre ampoules en désordre éclairaient un curieux toupet au sommet de ton crâne... Un jour, tu t’étais énervée : « J’ai commencé en 57 en vendant des « Gueules cassées », et maint’nant on m’demande de vendre des « Morpions » ! Alors je réponds qu’j’en ai pas ! » Germaine... C’était un soir blafard d’un hiver mou... Moi j’avais bien ri, Germaine pas.

Hier soir, entre deux ondées à plein potentiomètre et imaginant qu’elle devait être pour une fois luisante, j’ai photographié la façade de l’église à vingt mètres de la maison. Je m’y suis rendu à nouveau ce matin. Ce n’est plus la même carte postale. Maintenant, au pied de l’escalier, où dans les aoûts greffés de sardanes et de chorales les enfants s’ébattent à la sortie de la messe dans les cercles d’ombre des mûriers, un flot pas à sa place laisse pressentir des calamités. Le village demeure beau sous la tourmente, nu et beau même quand la bourrasque s’acharne contre les parfums des basilics. Tous les historiens vous le diront, les archives requièrent le silence afin de révéler leurs murmures et leurs clameurs retenues dans les strates. Une fois engagée la plongée saisissante, on s’oublie vite du dehors. La maison est seulement réveillée les fins de semaine. Ramon rivalise alors de générosité, l’âtre embouche côtelettes et boudins noirs, Nuri sacralise la fideuà et Sofia divinise l’aïoli. Elle prie intérieurement, tout le monde le sait, ensuite elle retourne le pot aux reflets jaunes et rien ne tombe. Réussite totale ! On n’applaudit pas, non, on fait chapeau bas. Marta écrit des dissertations se terminant par un long etcetera, c’est sa ravissante formule, et Pau (« Páou ») songe parfois que la vie ne devrait être que ce qui advient dans la prochaine heure. Ils sont des miens. Les cinq ont, enracinées, l’intelligence du coeur et celle de la mémoire donc celle de l’avenir, même en dehors du 1er novembre.

Notre Ministre de l’Éducation nationale devrait demander à toutes les classes de commenter cette phrase : le présent est le passé du futur.

Hier après-midi, j’ai pris le chemin de Vilaverd. Ça ne change pas : quelque chose d’incommunicable me remonte par les pieds et les jambes et file à la vitesse de l’éclair jusqu’en haut de la charpente où nichent mes pigeons voyageurs, mes hirondelles et tous les saints oiseaux de la Grande Course. Dans la rue coudée conduisant vers l’ancienne mairie, comme je circulais sous le parapluie entre les flaques, j’ai surpris le fin mouvement d’un voile derrière une fenêtre. Une voix de femme a chuchoté : « Es el fill de la Rosita. » (« C’est le fils de Rosita »). Il est très fréquent que j’entende cet écho-là. Je m’en étonne parce que les années passent. Il arrive qu’une voix cachée, celle-ci ou bien une autre, manifeste de la curiosité : « Es lo petit o lo gran ? » (« C’est le petit ou le grand ? ») Nino Ferrer chante dans Le Sud que le temps y est plus long. Vrai. Également les rideaux y bougent davantage. Je me suis posté pour quelques secondes. Il était environ quinze heures et l’on n’entendait plus que des mouvements de vaisselle. L’épicerie, cette halte abonnée à la route oedipienne, devait avoir fermé depuis peu, mais de la savoir à proximité, j’ai ressenti quand même les gazouillis pérennes de limonade. Quand ma mère passa derrière le Grand Rideau, j’avais retrouvé dans le tiroir oblong de sa machine à coudre une image religieuse de la patronne du village, la Vierge de Montgoi. Une concordance de puissances supérieures me fait penser à la photographie placée depuis quelques jours dans mon sac ! À quelques arrondissements du Lux Bar, une lumière diurne ondoie sur un ventre de jeune femme enceinte. Dans la petite ombre fuyante sur le visage rasséréné, les sentiments surabondent. Il pleut à Lilla comme à Vilaverd, et en mars à Paris il fera grand soleil.

À bientôt.

vendredi 28 octobre 2011

Sèves de Brive


Brive-la-Gaillarde, le mardi 25 octobre 2011.

Deux décennies durant, le monde a mesuré les cent pas d’une cuvette annoncée par un panneau d’orgueil : « Brive-la-Gaillarde, le riant portail du Midi. » Longtemps après, que ce soit en dévalant le versant vert du Massif central ou bien le versant de grès rouge prolongeant le blanc du Causse, ou encore en franchissant l’entrée par le plat blond aquitain, mes yeux enlacent les platanes du boulevard circulaire, puis mes pieds s’en vont scanner le sable blanc du fond de La Guierle. Les souvenirs d’une géographie enclose descendent comme des colombes à mes mains ouvertes. Je vous écris depuis cet endroit inaltérable, toitures d’ardoises et marchés ouverts, sols triasiques et permiens, jardins à petits pois et fraises, où je reçus l’offrande des racines, ces marchandes de sèves.

J’ai toujours considéré la ville comme un port à l’intérieur des terres. La présence d’un phare scrutant la rivière distraite par les goujons invitait les enfants à rêver de corsaires. Il ne s’agissait que d’un château d’eau inutile qui trompait son monde à cause d’une partie sommitale arrondie et de verre. Il équilibre toujours la toile de La Guierle, « notre » Place de la Concorde devant le Théâtre rénové : la façade a conservé ses formes, sa nouvelle peau meringuée est copiée de celle, poudrée, d’une princesse de la Cour de Vienne. J’y entendis chanter Jean Ferrat, Jacques Brel et Hugues Aufray avec à l’entracte quelque ventriloque. Des fauteuils furent cassés par des fans lors du passage de Johnny Hallyday. La sortie de ce spectacle serait houleuse et le nouveau commissaire me chercherait des noises confondant l’apprenti journaliste avec un « yé-yé ». Il faut croire que mon âge ne devait pas coller à l’idée qu’on se faisait d’un digne représentant de la presse. Sacha Distel me demanderait un soir en coulisses d’aller lui chercher son rasoir ! « Et puis quoi d’autre ? » lui dirais-je ; il en serait surpris et s’excuserait tout en s’arrangeant d’une fille foldingue le suivant depuis Valenciennes. Je verrais Tino Rossi sortir de scène hagard et marchant derrière le rideau rouge comme un automate. J’interviewerais France Gall en fin d’acné, nous avions le même âge, Poupée de cire, poupée de son. Passons.

Nous écrivions sous une lampe vacillante dans une maison obscure de la rue Majour et sur une IBM à boule 7XXD modèle 713, de couleur beige, considérée aujourd’hui comme « la plus pop des machines à écrire » ! Houhaou ! Le soir du référendum de 1969 perdu par de Gaulle, François Mitterrand fêtait non loin du Théâtre son parrainage d’un enfant de Roland Dumas. Le « chef » m’avait envoyé recueillir sa déclaration. Dans un sofa, Danielle Mitterrand et sa soeur souriaient et ne pipaient mot. Le grand homme m’avait remis une feuille très griffonnée, j’avais recopié la déclaration finale sur un cahier, il avait repris la feuille. Quelques jours plus tard, le « chef » avait reçu un coup de fil acerbe de la direction de Poitiers. Le grand homme avait protesté. On lui avait « envoyé un gamin, un stagiaire ». Ainsi suis-je né au journalisme dans le linge d’un prématuré.

Je viens de converser avec la factrice du quartier. Sa tournée fait 7,6 kilomètres et 782 boîtes à lettres. Un homme probablement des Ressources Humaines l’a chronométrée durant tout son parcours. La Poste entend-elle citronner un jour la postière ? À ses experts humanistes cette conclusion de Saint Augustin : à la différence de Dieu, qui est permanent, l’homme est éphémère. Que perçoivent-ils du Temps, ces contremaîtres ? C’est moi qui le dis, pas la factrice qui poussait son vélo le long de l’avenue de Paris (anciennement avenue du Maréchal Staline). Je disais « Brive, un port à l’intérieur des terres. » J’ai la mémoire annotée de mille détails sur une native propension au farniente : le « zaas » des moulinets des cannes à pêche, l’appel des cèpes du côté de Lanteuil, les décapotables des fils des quincailliers, le grattage des fraises, le souverain lâcher de merde des limousines sur le foirail au parler limousin. Le « coujou » désigne la courge en occitan de Basse Corrèze. Le « coujou » désigne également le Briviste depuis la guerre de Cent Ans. La population chassa l’Anglais en déversant des tombereaux de courges. La ville mérita du coup le titre de « gaillarde ». Confirmant sa nature, elle fut la première ville de la France occupée à se libérer par ses propres moyens le 15 août 1944.

Depuis la terrasse du Théâtre, on voit le marché glorifié par Brassens et on songe à la Trinité briviste des oies grasses, du rugby et des écrivains. Pour les oies grasses, il faudra repasser en décembre. En attendant, on peut se rabattre sur les cabecous permanents ou sur les pièces d’un veau élevé sous la mère. Pour le rugby, j’ai suivi samedi le match contre Bayonne comme s’il s’était agi d’une joyeuse partie de campagne. Ce jeu repose sur un merveilleux paradoxe : avancer en passant le ballon à un partenaire placé derrière soi. Pour les écrivains, les affiches annoncent la prochaine Foire du Livre, et, comme tous les ans depuis au moins vingt ans, le Tout-Paris littéraire se rassemblera sur La Guierle, un stylo à la main et une fourchette dans la poche.

Quelques heures avant la partie de rugby, je suis devenu le parrain civil d’un garçon, presque un homme, prénommé Sean. On ne chasse plus l’Anglais depuis longtemps. Aucun journaliste prématuré n’ait venu quérir de déclaration. J’ai offert au jeune homme Don Quichotte en Pléiade. Je lui ai murmuré En un lugar de La Mancha, de cuyo nombre no quiero acordarme,... sans le lui traduire. Toute langue est un chant. Je lui ai expliqué que mon propre parrain civil me l’avait offert, lui aussi. Finalement, c’est comme avec le rugby : on passe le ballon chaud à celui qui se tient derrière.En même temps, je me suis souvenu que Kundera a écrit:"Le romancier n’a de comptes à rendre à personne, sauf à Cervantès."

À bientôt.

mardi 18 octobre 2011

Le Morvan, Vercingétorix, La Hulotte et Mitterrand


Le mont Beuvray, dimanche 9 octobre 2011.

Bonjour,

Dans l’une de ses chansons, Raimon explique comment, en Catalogne, la pluie ne sait pas pleuvoir. À l’inverse, celle du Morvan manifeste un sacré savoir-faire depuis mon arrivée, il y a deux jours. Au bout d’une heure, quand on n’est pas d’ici, on fronce les sourcils, on maugrée un peu, on cherche le premier abri. Tandis que l’autochtone, né sous le signe des cumulus, ramène la capuche sur le front et marche imperturbable vers son porche. Je comprends l’autochtone. J’ai connu dans un passé auvergnat des orages automnaux obstinés. Les brouillards bloqués dans les fonds de vallée descendent jusqu’aux socquettes. Plus sympathiques sont ceux qui se fixent au-dessus de l’Allier. On scrute le mieux ces écharpes de tulle depuis le promontoire de Gergovie, où la statue de Vercingétorix rappelle la fameuse bataille. Il n’est pas saugrenu d’évoquer le chef gaulois au pied du mont Beuvray. L’élévation abrita la cité de Bibracte où notre Père à nous tous petits Français, réalisa l’unité des tribus gauloises face à César.

Je reviens à Raimon et à sa pluie catalane qui ne sait pas pleuvoir. Je le comprends aussi. Nous devons être quelques-uns, les jours de tempêtes ronflantes, à prendre le premier métro vers Barcelone centre, station Jaume 1er, afin d’écouter le fracas organisé par les gargouilles giflant les dalles qui entourent la cathédrale de l’antique Barcino. « La pluie, on en a besoin » vient de dire, à la manière du Sage, l’écrivain Jordi Puntí, rentré mouillé d’une ballade sans imperméable sur le mont Beuvray. Puntí a parlé comme un homme qui revoit ses vacances d’été. La formule est d’Alexandre Vialatte. Ce dernier a écrit qu’octobre « est le vrai mois des bilans », « le moment de ramasser les feuilles mortes alors que le hêtre s’est rouillé ». Puntí a essuyé trois petites gouttes à son front, puis il a regardé par la vitre persévérer les ruissellements. C’est l’heure des vêpres, un ordre de mousson aimable règne sur le Morvan : la terre buvarde, les fougères naines oscillent, le dos des Charolais vire au blanc de craie, les espèces discrètes comme clandestines sont à couvert dans les haies. Jordi Puntí quitte les lieux. Nous avons conversé ces deux jours avec des amoureux de la lecture. Nous nous reverrons au sec, à Barcelone.

Je songe à la Somme. Comment agissent sur elle les mouvements du ciel ? En effet, j’ai croisé en venant, du côté de Bourbon-Lancy, ses berges tranquilles jardinées naturellement à l’anglaise comme la shakespearienne Avon. En découvrant son nom, j’avais sursauté. Jusqu’à présent, je ne connaissais de Somme que picarde. Continue-t-elle dans les conditions du moment à tortiller à menus méandres et à répartir une harmonie enjôleuse ? Je fredonne l’air de Famous blue raincoat. Entre Leonard Cohen et harpes de pluies, s’intercale un Morvan prenant le pouls de la terre. Il me faut impérativement la fouler.

... C’est fait ! Je rentre du crépuscule du mont Beuvray sous les hêtraies. Je me suis souvenu que dans les années 70, nous étions abonnés à une revue artisanale élaborée dans les Ardennes. Elle se nommait La Hulotte. Avec ses textes condensés et ses croquis minutieux, elle apprenait aux citadins émigrés dans les campagnes à se familiariser avec le corbeau, avec la loutre, avec la fouine, avec le chêne, avec l’ormeau ; à pénétrer par le trou de la serrure dans les haies serrées des bocages alors maltraités par les pelleteuses du remembrement rural. Des paysans en souffrance se couchaient en travers des machines... La Hulotte n’aimait pas beaucoup le hêtre, principalement parce qu’il est réfractaire au gui. La Hulotte se laissait aller parfois à la tentation poétique. La Hulotte considérait aussi que le hêtre ne laisse guère de chance de survie à ses confrères. Son argument était en gros le suivant : le hêtre file droit en colonne vers le ciel, parvenu au plus haut il étale son branchage, il empêche le soleil de passer, les voisins du dessous dépérissent. La Hulotte, « le journal le plus lu dans les terriers », jugeait ce comportement inélégant et injuste. J’ai marché sans a priori sur les frais tapis de feuilles sang foncé et or brun des hêtraies majestueuses. J’ai éprouvé un plaisir quasiment thermal. Subissant l’attrait d’autres horizons de la réalité que ceux de La Hulotte, je me suis approché des chantiers des fouilles archéologiques qui alimentent le cordon ombilical avec le passé celte. Demain, l’ancienne Bibracte sera un peu plus mienne. Vincent Guichard m’a promis une visite du musée qu’il dirige au pied du mont Beuvray. Je saurai sans doute mieux comment les Gaules devinrent romaines. Anne Flouest, son adjointe, géologue et paléoclimatologue, doit nous concocter une soupe gauloise ! S’engager sur les ponts lancés par d’autres tient l’esprit en haleine.

Est-ce que la paléoclimatologie révise les variations climatiques de la politique ? Le sujet mériterait un colloque en chandail humide. Alors que je marchais sur l’humus cachant peut-être dans une couche inférieure un chaudron gaulois, un hêtre bordé par une roche grise a murmuré « Mitterrand » ! Il convient de se rappeler que le Président voulut se faire enterrer sur le mont Beuvray. Des aléas administratifs l’en empêchèrent. Je n’ai pas cherché le bois de Mitterrand. Je me suis rappelé combien la forêt et les prés consolaient certains hommes politiques de la fureur de l’ambition. N’en fréquentant plus, je ne sais pas si ceux d’aujourd’hui éprouvent le même besoin de compensation. J’ai imaginé les chaussures de Mitterrand dans la gadoue des fermes, par exemple au hameau « Le Poirier au chien » tout proche. Le nom est si gracieux. Il flottera encore en moi pendant plusieurs jours avec celui de la Somme. Dans ma Corrèze natale où un autre Président crotta abondamment ses chaussures lui aussi, un jour j’avais noté sur la route de Vigeois le joli nom de Gratterogne. Science fruitée que l’onomastique !

L’éternité avait beau tomber en averse sur le mont Beuvray, je n’ai pu m’empêcher de penser, à cause de Mitterrand, à l’une des images savoureuses du Cahier des dissonances que je remplis de temps en temps. On voit François Mitterrand et Michel Rocard en forêt. Mitterrand est dans son habit de campagnard aguerri. Rocard fait la tête du gars descendu en coup de vent de sa propre hauteur de vues jusqu’à la rue des Écoles chez Le vieux campeur. « S’il vous plaît, une tenue de randonneur ! » Comme on est ! La plénitude hurlait (j’emprunte à Pentti Holappa dans Les mots longs car c’est exactement l’effet qui m’a été offert tout à l’heure) et voilà que je me laissais distraire par le saugrenu dérisoire d’un célèbre coup monté.

Le Poirier au chien, la Somme, Gratterogne... J’aime aussi le nom de la pie bavarde, habitante du mont Beuvray. C’est pourquoi je me tais.

À bientôt.

samedi 3 septembre 2011

E Marylin... E Fellini...


Torino, mardi 23 août 2011,

Je suis redescendu vers le Pô. Sa léthargie perdure. Une absence de destin continue de recouvrir sa peau. Son maquillage est du vert sombre des grosses olives servies au déjeuner, les Bella di Cerignola ! Moins subtiles que mes Arbequines catalanes de la taille d’une petite bille, ces madones charnues font durer le plaisir. Sur la berge, je n’ai croisé que quelques piétons égarés. J’ai trouvé qu’il y avait trop de vides devant moi, alors, comme en ce moment un petit volume sur Degas m’accompagne, j’ai inséré Femmes se peignant sous des saules pleureurs du fond de la promenade. Puis j’ai esquissé l’hypothèse d’une désunion entre la cité si pimpante et le fleuve si las. Absurde. Août est, par excellence, un mois faussaire. Les données changent partout, sauf dans quelques cantons de Creuse et de Haute-Loire. Bref, ce n’était pas le bon moment pour imaginer des glissements aux chandelles de quelque Casanova, des évanescences diurnes sous les barques, donc un esprit du lieu. Peut-être qu’en revenant en janvier... En conséquence, j’ai pris congé du Pô.

En remontant le Corso Vittorio Emmanuele II, j’ai croisé un trio de buveurs britanniques pragmatiques. À côté des chopes presque vides attendaient des chopes pleines. Avançant, j’ai entendu une cloche dont j’étais bien incapable de situer la provenance en raison de la faible consistance de l’écho. M’est revenue aussitôt la légende qui courait au Moyen-Âge à propos d’une cloche de Rocamadour. Sur ce massif de foi perché loin dans les terres, la fameuse cloche sonnait dès qu’un bateau se fracassait sur les côtes de France. Devant une dalle digne d’une cathédrale marquant l’entrée d’une simple paroisse, j’ai cessé d’envisager ma destination vers quelque terrasse de café sous les arcades, car une petite dame très brune, à la fois boulotte et inquiète, en sortait à pas bien abrégés : Oedipe sur ma route ? Je me suis inventé de retourner chez Fiorio avec elle pour la combler d’une glace des glaces, la « fiorio » à 6,50 € avec sa chantilly. Cette apparition et cet écart de pensée m’ont fait changer mon cap. Bientôt je poussais les portes du musée national du Cinéma.

Ils devraient placer une ouvreuse dans l’entrée avec sa lampe dans une main, son autre main ouverte aux pourboires, comme au Rex sur mon grand boulevard de Brive qui tourne sur son cercle de platanes. Pour le reste, la démonstration est merveilleuse. Dès avoir pénétré dans la salle des ombres chinoises, la question ne se pose plus si l’on a bien fait d’opter pour le Piémont plutôt que pour Mandragore. On est au coeur d’un univers indépassable. Je n’ai rien photographié, mais j’ai bu une quantité inconsolable d’images, debout ou allongé dans un fauteuil étrangement basculé. La scénographie est tout de cascades dans la coque évidée d’une tour vertigineuse, la Mole Antonelliana, symbole de Torino. Elle aspire les sens. Je me suis souvenu d’une amie à Paris qui appelait : « On se fait une toile ? ». Elle détenait l’exclusivité de cette expression devenue agréable. En revanche, j’ai éprouvé de l’agacement devant une vitrine contenant un bracelet, un bustier et des talons hauts de Marylin. Encore le corps de la reine blanche, toujours le corps, rien que le corps. Et flûte ! Confrontés à ma lecture récente de ses écrits, poèmes et lettres témoignant d’une âme sismique, ces trois moignons de souvenir me sont apparus inappropriés, et même injustes. Elle disait à propos de Goya et ses démons : « Je connais très bien cet homme, nous avons les mêmes rêves, je fais les mêmes rêves depuis que je suis enfant. » Je n’ai jamais vu de regard plus subjugué que celui de Marylin devant La petite danseuse de 14 ans de Degas exposée en 1956 à Los Angeles. Cette image s’est gravée en moi. Je dois avouer que je serais moins précis sans deux de mes carnets dans la sacoche et mon Degas Illustré. Ainsi je peux vous dire que la statue de bronze avec tutu fait 99 centimètres. Nous l’avions « touchée » cette année à Barcelone lors de l’exposition Degas devant Picasso.

Non loin de là, deux miracles : le chapeau et l’écharpe rouge de Fellini ! Une puissante émotion s’est emparée de tout mon être. Si Truffaut m’a consolé du noir et blanc de mon enfance, Fellini m’a donné un grand coup de tête. Il a changé les dimensions de l’écran. Simenon dit de Fellini qu’il introduit le fracas dans le cinéma. Tout est dit. J’ai relu un extrait d’une lettre de Simenon à Fellini, décidément mes carnets sont une aubaine : « Je vous imagine au sommet d’un précaire échafaudage, comme Michel-Ange sous le plafond de la Sixtine ou Shakespeare sur des tréteaux fragiles, Jupiter tonnant ou Roi Lear déclenchant « le bruit et la fureur » devant une foule grouillante. »

Il ne me reste qu’à vous saluer depuis ma petite table de l’hôtel Genio à l’oblique de l’hôtel Roma dont je vous parlais l’autre jour. Pavese... Mon balcon parmi d’autres balcons donne sur la cour intérieure de la bâtisse. Un homme en maillot de corps blanc range en ce moment même un tuyau jaune derrière une rangée de pots de terre. Je dois abandonner la chambre dans une heure. Je ne lâche pas l’homme dont j’ai fait un prolo de la Fiat mais il vient de disparaître derrière la porte-fenêtre. Pour où ? Ça fait un clap de fin comme un autre. Certes, il y avait eu la fille devant les colonnes de Via Roma avec un sac décoré d’une tête de mort et dont je n’avais pas voulu voir le visage... Mais va pour l'homme au maillot de corps blanc.

À bientôt.


dimanche 28 août 2011

Torino est une fête

Torino, lundi 22 août 2011.

Si je devais, à l’instant, faire cadeau d’une ville, ce serait Turin. Je m’y trouve. Je vous enjoins de ne plus dire Turin mais Torino. Essayez Turin !, maintenant essayez Torino ! Le sourire vous vient. Je suis à table. Au menu, tagliolini neri con gamberi e pesto. J’ai trouvé que l’intitulé pinçait la lyre de l’esprit gourmand. Si vous arriviez à l’improviste, vous craindriez peut-être la couleur noire dans l’assiette blanche, mais je vous encouragerais « n’hésitez pas ! c’est un délice ». La rue Conte G.Bogino a épinglé un nombre respectable de librairies à sa boutonnière. Avant de la traverser juste à hauteur du restaurant, j’ai exploré les tables de chez Comunardi. À ce nom sans équivoque, le temps de chez Maspero rue de La Huchette s’est aussitôt posé sur mon épaule. L’homme qui régente le lieu parle le français ; tout comme la gérante du restaurant, taches rousses sur la peau cuivrée, petite robe d’été fleurie sur la respiration sucrée d'une courte échancrure. Je n’ai pas eu à réclamer une Fiat 500 bleu pervenche dans le décor en lisière de terrasse. En voici une, elle pile, puis créneau, puis portière, puis lunettes noires, non, ce n’est pas La Cardinale mais comme toute rue d’Italie égale cinéma on prête à la dame qui descend un destin romantique. Avant de venir, quatre sèves seulement j’appariais à Torino : Fiat, donc Giovanni Agnelli, la Juve donc Michel Platini, les Jeux Olympiques d’Hiver de 2006 donc les Fiat et les Vespa de la cérémonie d’ouverture, enfin Le métier de vivre donc Cesare Pavese. Je suis hébergé en face de l’hôtel Roma où l’écrivain s’était donné la mort. Je suis décidé à lire en rentrant La maison sur les collines. La façade de l’hôtel Roma regarde d’oblique celle de la gare de Porta Nuova. On croirait, décanté par un architecte des grands travaux, un éventail de nacre richement ajouré comme ceux que Goya met aux mains des gentes dames de la cour. La façade avale l’entour par son prestige. L’envie de téléphoner à mes enfants m’a pris afin de leur rappeler le point d’or de leurs goûters anciens : Nutella. La marque appartient à la carte patriotique de Torino. J’ai été tenté de rapporter à chacun un pot de cinq kilos aperçu dans une vitrine. J’ai diminué le poids de l'intention. On éprouve sans remords des frissons de chocolat aux quatre points cardinaux de la ville, en particulier chez Florio sous les arcades, devant chez qui une dame assise sur une chaise devant un petit étal lit les cartes à une jeune femme perdue dans un regard de prière. C’est très étonnant de voir comment la jeune femme écoute obstinément à même le sol. Au camp, Desnos lisait les lignes de la main de ses compagnons pour qu’ils croient en l’avenir malgré le four crématoire. Suivant une recommandation visant le Florio, j’ai approché les lèvres d’une tasse de gianduia, puis tasse reposée, trois débordements de petite cuiller ont taché de marron La Stampa et traversé deux pages jusqu’à un article sur Berlusconi flattant la Lybie nouvelle. Mon départ est imminent et je ne saurai pas comment la pluie éclabousse les chevilles sur les pavés et sur les dalles impressionnantes des trottoirs. On pourrait tenir autour de chacune une vraie tablée. Avec tous ces interstices, descendre jusqu’au Pô en talons aiguilles doit s’avérer délicat. Le Pô est gravé dans la mémoire de l’école primaire. Résumé de gosse : la riche plaine du Pô traverse l’Italie, la botte italienne shoote dans une île. Sous les ponts, le Pô flâne, sans ambition, le courant ? Couleur de sieste. Sur une berge, un Garibaldi haut, grand et fort : le « père de la patrie » célèbre avec les Turinois l’anniversaire du risorgimento, 150 ans d’unité italienne, le mouvement est parti du Piémont, débauche de calicots vert-blanc-rouge. J’ai été tenté d’acquérir une belle gravure anglaise sur laquelle deux anges malins tiraient chacun de son côté le soufflet d’un accordéon diatonique, mais j’ai renoncé sagement. L’antiquaire de la Via San Tommaso m’a montré trois lettres de Napoléon, je lui ai répondu que je n’éprouvais pas de ferveur particulière pour l’Empereur. Alors nous avons parlé de la Juve et de Omar Sivori, mon idole quand j’avais douze ans. Je me serais alors damné pour Sivori et pour reproduire ses entrechats à l'approche de la cage des buts. L’italo-argentin jouait les bas baissés. Je jouais les bas baissés. Le marchand a d'abord paru très surpris qu'un étranger..., puis il a souri, puis il a corrigé mon accent : « Sívore ». Au milieu des parchemins, des gravures et des peintures, je lui ai raconté comment, afin d’entrer pleinement dans la peau de Sivori-Sívore, je devins pour toujours gaucher de la jambe à force d’heures, de journées, de semaines d’obstination, pilonnant d’un seul pied et de mon ballon de cuir rouge un mur dont le crépi décramponnait régulièrement. J’ai pensé que je devais arrêter bientôt ma petite histoire. Conséquence de ce transfert d’habileté, mon pied droit ne produirait plus que des shoots de pinson. Après ce dernier détail, le marchand et moi nous sommes quittés avec chacun un sourire de cordiale bienveillance. Je suis sûr que son père lui avait parlé de Sivori-Sívore. C’est de la main droite que je vous écris en vous souhaitant mille bonnes choses.

vendredi 19 août 2011

Au Descartes

Paris, août 2011.

Des cent plaisirs offerts par Paris au mois d’août, l’un colle tout à fait au souffle légèrement endormi qui circule dans les rues. C’est celui d’un Sancerre au ton ambré dégusté à la terrasse du Descartes. Aussi certain que Dieu n’entre pas dans mes plans, la petite bande du trottoir qu’elle occupe favorise l’indolence. Elle épouse un angle, ce qui donne des perspectives différentes à tout homme qui s’assoit là. Des chaises cannelées et des tables lourdes sont l’héritage du Descartes sous Mitterrand. Chaque époque est accolée à un Président, mais on se fait mal à l’idée qu’on est train de parler du Descartes sous Sarkozy. Ce chez-soi en plein air se trouve tout en haut de la rue Cardinal-Lemoine, à l’angle formé avec la rue Thouin. L’état de flânerie vaut autant pour le trottoir que pour le bitume. Pratiquement orphelin de voitures depuis le premier jour du mois, il dévale vers la longue oblique de la rue Monge. Les vélos ont un peu de mal dans l’autre sens. Figures nouvelles entrées dans le champ de vision par la gauche, un jeune homme, et avant même qu’il soit plus tard, une jeune femme, étrangers tous les deux, débouchent de la laverie automatique. Un paquet de linge sec leste leur silhouette. La Sorbonne donnerait-elle des cours d’été ? Figure, elle, ancienne, madame F. interpelle avec virulence les habitués du Descartes depuis sa fenêtre au premier étage en face. Bientôt madame F. n’est déjà plus dans ses rideaux au gris de nuage maussade. Elle est sous leur nez avec ses cheveux de filasse. Les habitués la rembarrent au moment où elle dépasse les bornes, alors elle s’éloigne mais pour revenir vite et cependant calmée. Les habitués renouent maintenant avec elle : quelqu’un s’inquiète de savoir si cette cousine courte d’esprit n’a pas oublié de déjeuner. À cette heure de l’après-midi, Le Parisien est très chiffonné, il a même perdu de l’encre. Ses pages des faits-divers sont passées par trop de mains. Un petit chien au pelage noir et blanc se frotte contre le pli des pantalons et les chevilles des petites Parisiennes vives et intrépides rassemblées autour d’un café. Elles vont au plus économique. Les unes rentrent de vacances, les autres vont partir. Elles sont aux portes de l’Université. On capte la teneur des conversations, on suit les mouvements du stylo d’un parieur devant la page des Courses avec le sentiment de ne rien voler. Oui, ce Paris-là, populaire et cordial, subsiste dans certaines poches de la capitale, sinon tout ne serait qu’injure adressée au passé.

Le Descartes se trouve précisément au 70 de la rue Cardinal-Lemoine. Au 74, une plaque évalue le séjour d’Hemingway au troisième étage : un an et demi. C’était un appartement « à l’infime loyer » ( dans Paris est une fête, l’ouvrage est ressorti récemment dans une édition augmentée). Au pied du même immeuble, la librairie Les Alizés fait le négoce de ses oeuvres, y compris en anglais, car il n’est de jour sans Américain poussant la porte. Les plaques aux façades sont les rétroviseurs sur une époque dont on a oublié le nom du Président : en regardant au 71, on apprend que James Joyce acheva Ulysse ici même, chez Valéry Larbaud. Emportée par sa confusion, Madame F. s’engouffre parfois dans la rue Rollin. Elle en ressort si rapidement qu’on n’imagine pas qu’elle ait eu le temps de pousser jusqu’où vécut Descartes. Pourtant, il suffit de trois pas pour lire sur cette autre façade : « Me tenant comme je suis, un pied dans un pays et l’autre en un autre, je trouve ma condition très heureuse en ce qu’elle est libre. (Lettre à la princesse Élisabeth de Bohême, Paris,1648) ». Il y a quelque vingt ans, un avocat de Clermont-Ferrand irrité par ce qu’il nommait l’abus de plaques en avait fait poser une sur sa villa du centre-ville : « Ici n’a pas vécu Victor Hugo. » Autour du Descartes, on n’y songerait pas un instant. Quand une jeune femme en simple marinière et zélée avec son compagnon commande un Armagnac pour deux, « le plus vieux » demande-t-elle, le fantôme de Jean Seberg détourne de la demi sieste ou de la lecture. Oui, un air de commodité souffle sur ce bout de trottoir. On venait de L’Épée de Bois, le cinéma au 100 tout rond de la rue Mouffetard, on avait traversé le cercle de la place de La Contrescarpe pleine jusqu’aux narines. Vingt mètres plus tard, dans son dos, on avait abordé le Descartes où deux cinquantenaires, lui avec l’accent portugais, elle avec l’accent de la Montagne-Sainte-Geneviève, racontaient leur mariage tout frais, elle avec des papillons d’amoureux de Peynet dans la voix. Madame F. ne tarderait pas à vitupérer à la fenêtre d’en face et les demoiselles intrépides ébruiteraient leur papotage sur deux tables rassemblées.

dimanche 19 juin 2011

La Rioja avec un «r» et un «j»

Santa Maria de La Piscina, jeudi 9 juin 2011.

Pour les chasseurs de sons chauffés à blanc, l’Espagne est une aubaine. La langue des rues télescope les réverbères. Quand on franchit leur seuil, les bars causent en toquant les verres humectés par l’écume des bières fraîches. Battait tout à l’heure le tempo du « tapeo » dans un établissement de Laguardia. Le « tapeo » n’est pas un claquement de semelle, mais l’art du grignotage vespéral. Quand cette gastronomie minimaliste avance, les saveurs suspendues aux couleurs, chacun double alors les postes en son palais. Stimulé par les petites rations, chacun parle ; peu de questions, surtout des réponses... Le hourvari chevauche le zinc rutilant, les rangs se resserrent devant les tapas de poivrons et d’anchois, de thon fondant et de boudins courts.

Comme le lieu se prêtait à la pédagogie bien davantage qu’une classe, mes compagnons amusés ont tenté de prononcer le mot Rioja avec le juste accent. La Rioja est l’endroit où nous nous trouvons. Province espagnole la moins peuplée, cernée par le Pays basque, la Navarre, la Castille-et-Leon et l’Aragon, c’est un terroir qui semble avoir le caractère facile. Nous sillonnons ses routes depuis hier. Rien n’est loin. Le tutoiement des paysages est constant. La Rioja mesure à peine trois confettis et elle parle comme elle respire la langue du vin. Pour qui n’est pas un locuteur natif ou pour qui n’a pas fréquenté Lorca en compagnie de quelque Alba pointilleuse sur l’accent, le « r » roulé et le « j » frotté en sortie de gorge, ouvrent de sacrés nids-de-poule dans l’Avenida de la Pronunciación. Je me suis amusé des difficultés de mes compagnons, et j’ai alors pensé sans raison précise au « o » tiède de l’Ebro que nous venions de croiser : Èbre si long et que je n’imaginais pas si lent si loin de son embouchure de rizières entre Catalogne et Pays valencien.

Hier, le ciel avait boudé sur les toits d’Ezcaray, dans la partie montueuse. Depuis ce matin, en plaine, le soleil nous prend par l’épaule et tout devient beaucoup plus placide, à commencer par les vieilles façades de Haro. Du piton occupé par le village, il n’y a que des vignes à bombarder du regard. Du promontoire, l’immense palissage vous tient captif. Une route s’enroule autour d’une colline, puis se perd dans les mers de vignobles. Bien sûr, devant ces fraîcheurs neuves, j’ai revécu en souvenir les coteaux de Saint-Émilion et les plats de Sauternes en venant de Langon. La patience de la terre fait bondir le coeur ici aussi, un air cossu se déprend également des chais mais sans atteindre ce point de noblesse pâle et hautaine que les Girondins des Crus maintiennent au-dessus des secrets de famille.

Demain, je vous décrirai le parfum des « bodegas ». Jusqu’à présent, nous n’en avons visité qu’une, à Cuzcurrita. Je m’émerveille lorsque la langue fait des roulis doublés. Et puis ce « z », exigeant que la langue pointe vers le dehors entre les incisives ! Mes compagnons patinent. Je leur conseille cette ritournelle où, ça tombe bien, il est question de tailler la vigne : Podador que podas la parra/¿qué parra podas?/¿podas mi parra o tu parra podas?/Ni podo tu parra ni podo mi parra/que podo la parra de mi tío Bartolo.

Plus perfide est le prénom Jorge ! Passons. L’accent, c’est l’agent trouble. Chez Casa Antonia, toujours à Cuzcurrita, un retraité planton d’une des six tables m’a dit « Vous êtes catalan ! », quand à Barcelone on m’envisage parfois de la Catalogne Nord, autrement dit de Perpignan. Par réflexe, je me réclame de Brive mais c’est comme si je voulais introduire en Ibérie un vocable lapon.

Je trouve une sorte de délectation dans le puits du langage, et une sûre mesure devant toute église au roman inaltéré. Dans cet ordre-là de l’art, Santa Maria de La Piscina, parure à l’écart des routes, est ce que La Rioja produit de plus ajusté au sentiment de pélerinage. En lui tournant autour, je lui murmurais « tu es la sentinelle des vignes » et j’imaginais pour elle un rôle de veilleuse dans le soir à venir.

Je vous salue depuis mon âme habillée de pied en cap de Rioja.

jeudi 28 avril 2011

Goûts de glycines

Saint-Maurice-ès-Allier, 15 avril 2011.

Bonjour,

Emily Dickinson nous enseigne que « la vie, c’est la mort avec des longueurs ». Raide. Cette affirmation de la poétesse anglaise dont l’oeuvre embrasée doit se lire à travers le vers « Oses-tu voir une Âme en incandescence », végétait au fond de l’un de mes carnets. Durant tout une époque, je me suis glissé dans la poésie d’Emily Dickinson. Son tesson coupant a réapparu ce matin sans tirer la sonnette, au moment où je photographiais la glycine de mes amis de Lissac. J’allais les quitter. Toute glycine m’inspire des désirs de langueur. En vous écrivant depuis une table d’auberge, je ne sais envisager que l’effet d’une association sonore entre deux mots pour expliquer le retour inopiné de Dickinson sur le fond frais de perles mauves. Longueur, langueur...On aura probablement raison de ne pas accepter mon explication. Il existe en tout une « arrière-histoire ». René Char le disait à propos de ses poèmes.

Allons au doux. J’ai vécu tout un temps à trois pas de cette glycine en cascades, derrière des volets en bois vermoulu dans lesquels les lointains propriétaires avaient fait découper un coeur. J’en avais même planté une dans un angle particulièrement ombré. Elle était, elle paresse toujours à cet endroit, préservée du soleil, même au mitan du jour aux minutes où le soleil assène tout son plomb sur les tuiles romanes. L’ancien garde-champêtre de Saint-Maurice s’asseyait dans une autre ombre proche. Dans le village, on l’appelait Le Zézé. Le Zézé proférait régulièrement des vérités. Depuis son banc de bois grisé par les intempéries, et alors qu’on ne pensait qu’à goûter la volupté des ombres, je l’avais entendu dire dans la touffeur de l’été : « Tout d’suite, ça fait des après-midi longues comme des semaines. » Quand j’observai son allure constamment mesurée dans la rue en pente, je songeai immanquablement au mot inoubliable de Jules Renard : « Le paysan, cet arbre qui se déplace. »

Au fond, je n’ai jamais aimé tout à fait vivre dans des villages trop proches des villes, essentiellement parce qu’ils abritent des communautés réduites aux aguets : celles des rurbains, parfois plus redoutables que celles des paysans qu’elles sont venus remplacer. Fort heureusement, l’instinct du paysage sauve tout village maintenu dans l’obstination de la terre tranquille. On y reçoit des perfusions de nature. En venant de Paris, dans l’avion plongeant sur le damier de la Limagne avec Vichy dans le lointain, des carrés jaunes incrustés dans le vert signalent immanquablement avril. Empreintes du colza. Secousse oculaire. Le pimpant mimosa fiché en février dans les talus de Collioure sourit du même éclat. En atteignant Lissac et Saint-Maurice, deux corps pour une même commune d’Auvergne, les murs d’arkoze, grès friable au jaune de Toscane, confirment la nouvelle. Surlignés par les glycines noueuses au bois noir et sec, ils déclarent alors le printemps infaillible. Les grappes mauves pendent comme linge frais étendu dans le frémissement de l’air. Au nez de chaque grappe, une bouffée de miel. Dans le feuillage, des secrets d’ombres aussi graciles que ceux des corsages blancs en coton brodé.

Je possède un ourson de couleur mauve de Jean-Charles de Castelbajac. Le couturier venait alors de créer son manteau culte entièrement composé de nounours. Je crois bien qu’on peut l’admirer au musée Galliera. C’est précisément la même teinte qui pendait à la fenêtre de ma chambre ce matin. C’est quand j’ai été pris de l’envie de tirer sur un fil pour allumer toutes ces lampes de la Nature artiste tout en cliquant image, qu’ont surgi Dickinson et son tranchant désarroi. On n’est jamais tranquille. Je lui en ai voulu. D’accord Emily, mais plus tard, ou alors un autre jour ! Tenter de troubler cette aurore ! Avant de partir, j’ai jauni une épaule contre l’arkoze nue et granuleuse des granges, sauvé un brin d’herbe entre les galets de la cour, et ramené le regard vers les orgues mélodieuses de la treille endimanchée. Langueurs et secondes longues comme des minutes. Dans mon treizième arrondissement de Paris, j’ai une rue des Glycines. Sous les ciels métalliques d’Île-de-France, le mot recouvre seulement une nostalgie.

vendredi 25 mars 2011

Le bal du bleu et blanc


Bessans, vendredi 25 mars 2011,

Bonjour,

La montagne ignore qu’on est vendredi et que ce qui importe pour qui va la quitter demain recommence à se trouver ailleurs. Durant toutes ces journées de présence, le grand bleu et le grand blanc sont restés enlacés. C’est le dernier après-midi et la langue de glace de Charbonnel continue de vouloir gober les lointaines fumées des avions qui passent. Nouveauté, et comme l’annonce de la fin d’un cycle, il est devenu soudain facile, en quarante-huit heures, à cause du soleil de plomb et de l’explosion du printemps, de saisir la différence entre un adret et un ubac. Dans la haute vallée que ferme Bonneval-sur-Arc, le Sud et le Nord séparent leurs couleurs. Maintenant, on distingue les sinuosités de la route vers l’Iseran alors qu’en face le serpent des skieurs s’imprime toujours dans le blanc souverain encore inaltéré. À l’adret, la couleur mentholée des cascades danse avec le brun de la terre en train de reconquérir sa visibilité. De ce côté-ci, on en a fini avec les avalanches. À l’ubac, elles menacent encore. Au milieu, l’Arc encaisse sans cesser des dividendes en eau pure. Il semble que rien ne puisse censurer la beauté du monde. Je viens ici parce que le ski de fond est dans son pré carré jusque tard dans l’année: les températures nocturnes plus basses qu’ailleurs figent la neige, et l’altitude de 1700 mètres au clocher de l’église assure une densité inespérée d’oxygène. L’idée du plaisir court sur le plateau, dans les petites forêts et dans les échancrures perpendiculaires où s’enfoncer jusqu’à des points de solitude extrême, mortifiés de hameaux abandonnés.

Certes, on ne se sépare pas comme ça de l’humaine condition. Mercredi, au bout d’une bonne suée jusqu’au val de L’Écot, sublime plat ouvert aux vents servis par l’Italie, je grignotais un Petit Lu assis sur les troncs d’une passerelle quand deux dames me ramenèrent dans un couloir du monde. L’une: “Il faut bien qu’elle assume”. L’autre: ”Il avait peut-être envie d’un enfant”. La première: ”De toute façon, avec ses 630 000 euros.” La deuxième: “Ah oui?” Je ne pouvais me détourner, aussi magistral que fusse le panorama, de la tentation sociologique. Les couches séparées des préoccupations professionnelles occupent la montagne en dehors des périodes de vacances scolaires. Ce n’est pas sans conséquences sur mon état d’esprit. Ainsi, moi qui suis un fondeur juste en dessous de la moyenne, je pourrais croire que je glisse à vive allure. En outre, et c’est un vrai manque dans le tableau, sont absentés du paysage les champions qui frappèrent à ma porte au temps de mes activités dans les sports marginaux. J’avais découvert le ski de fond un dimanche à l’heure de la traite des vaches dans un hameau d’Auvergne blotti contre le Sancy. Vin chaud, couperose aux visages, odeurs de paille séchée, ronrons des poëles, la civilisation des Saint-Nectaire, des Cantal et des Tommes. Et dans ce cadre de douces pentes nues, une course qui départageait les jeunes des villages. Je venais d’une antichambre de la plaine d’Aquitaine, d’un labyrinthe de collines ludiques qui n’avait d’autre prétention que de se la couler douce. La moyenne montagne me fut alors révélée ainsi qu’une certaine idée de la lenteur macérée dans le désert français. Quelques années plus tard, ce serait les grands rassemblements populaires dans les hivers nordiques, par exemple au pied des tremplins de saut à ski d’Oslo, les lumières diaphanes, l’air cru de Lahti, le goût de la myrtille dans le civet d’élan, et un peu plus tard la voix de Björk sublimant les choeurs lapons. Quand on m’invitait à la tévé française pour tenir chronique sur cette civilisation merveilleuse montée sur des planches depuis quatre mille ans, on me présentait d’une formule facile: “le pape du ski de fond”. J’avais bien oublié tout ça et remisé depuis longtemps les skis au fond d’une grange quand un jour de touffeur catalane, cherchant éperdument un horizon de respiration, l’acuité de ma demande interne devint telle qu’une nostalgie de froid, de glace et de bouleaux me saisit au col. L’hiver suivant, je pris la route de Bessans, là où, en ce moment même, des merles noirs dégonflent leur plumage avec l’arrivée de la chaleur et le grand bleu culmine rehaussé par le blanc.

À bientôt.


vendredi 18 février 2011

La mer commence à Badalona

Badalona, mercredi 16 février 2011.

C’est la saison des barques assoupies sur la plage. Dans le matin bleu fidèle, la flottille molle repose sur une langueur dorée, le soleil vient de face, et la mer compose ses allers et retours sur un tempo lent. La scène distrait ma propre apathie à mon angle de table en terrasse. Rattrapé par des souvenirs d’autres flottilles molles, je pourrais vous parler d’un recoin de la baie de Valparaiso, escale vénérée des marins du monde, ou bien des murs de Port-Racine, le plus petit port de France dans le verdoyant Cotentin de Prévert. Aussi de l’anse de Portbou lorsque novembre l’emprisonne dans la tramontane. Toutes ces images décantées, il me reste un quai de bois noir au-dessus des « esteys » du Bassin d’Arcachon devant une assiette d’huîtres à la porte d’une cabane. Je me souviens de ces veines creusées dans le terrain flasque que la marée basse met à découvert. L’eau n’a pas été toute bue. Prises dans cette capillarité spongieuse, les barques basculent alors dans la somnolence en collant une oreille au sol. Ce petit air penché, aussi les couleurs vives imprimées dans la terre brune tailladée, instaurent une pieuse cure de paix. Mais je me trouve à Badalona, la cité des néfliers, où la paix est faite d’une toile moins plissée. Le soleil tire déjà vers lui la peau de tout ce qu’il inonde. La ville baille encore, les boutiques les moins utiles n’ont pas encore levé leur rideau. Barcelone a beau dire, la mer du plaisir commence en vérité ici, dans ses faubourgs, au bout d’un train venu en trois minutes des rives du fleuve, un couloir étroit nommé Besòs coupant au Nord l’agglomération. Une mer du plaisir est celle dont on effleure l’écume effervescente, et dont le sable coule finement entre les doigts comme celui du sablier. Celui de Barcelone, ramené de je ne sais où pour ses plages artificielles, gratte aux commissures. D’ailleurs, j’assistai un jour de 2003 à une manifestation « contre le sable qui coupe les pieds » organisée par un groupe d’usagers à l’occasion d’une inauguration officielle. Passant sur le qui-vive, je me régale de toute apparition inopinée et de toute complainte de rue. Comme tout à l’heure, devant l’affiche scotchée à la porte d’une librairie : « Conférence Démythification de Putes et Sorcières – L’énergie Féminine à travers les arts » (Je respecte les majuscules). Quant au reste du petit univers tenu par les yeux en ce matin sur lequel rien apparemment ne pèse, l’ordinaire prévaut. Un ballon perdu végète sous un palmier. En arrivant, je m’étais rapproché de la flottille molle. Deux pépés ravaudaient des filets, trois autres les regardaient faire, celui qui animait la conversation avec des blagues salaces avait pris congé soudain en lançant d’un coup de langue, « Bueno, familia ! Hasta luego », comme s’il avait oublié quelque course matinale. Au pied d’une autre barque portant pour nom Ros (« Blond »), un couple coiffé rasta ajustait des petites pièces de bois et repeignait à hauteur de bord. Des coursiers des mers participent actuellement à la Barcelona World Race. Ça en jette, pourtant cette flottille folle n’est pas plus fournie que la flottille molle de Badalona. En vérité, les pépés et le couple rasta, que dis-je la Catalogne maritime entière s’en contrefichent. Ici règne l’esprit de cabotage à la voile latine plutôt que celui de l’appel du large. Toujours, en regardant les voiliers vagabonds aisément identifiables dans un port, je songe à Bernard Moitessier. On m’a recommandé souvent la lecture de ses livres. Je sais peu de choses de lui sauf qu’il demandait à ce qu’on plantât des pommiers au bord des routes afin que les nécessiteux puissent avoir à manger. Moitessier est ce navigateur qui, en 1968, arrivé en tête de la première course autour du monde et sans escale, le Golden Globe, renonce à couper la ligne d’arrivée, je ne sais plus l’endroit, salue la vie, le monde, rote l’or du vainqueur, et file vers l’Océan Indien. Je vous quitte. J’ai renversé le café sur mon carnet en me retournant sous l’effet d’un cliquetis inhabituel. Un aveugle vient de s’asseoir après avoir tâtonné. Un sourire est paralysé sur son visage. Je regarde vers où il regarde. Son âme jouerait-elle de la lyre à cinq cordes au-dessus de la flottille molle ?

À bientôt.


mercredi 19 janvier 2011

Montée au Carmel

Barcelone, le 16 janvier 2011.

Bonjour,

Il faut mettre de l’ordre dans ma tête. J’arrive des quartiers contigus du Carmel et d’Horta, sur les hauteurs de la ville. Il faudrait plutôt dire : j’ai grimpé sur les monts et, maintenant que j’ai retrouvé le niveau de la mer, ils habitent derrière mes yeux. Après m’être rasé à l’eau minérale (l’originale Vall de Boí) comme d’Arrast dans la nouvelle de Camus, La pierre qui pousse, comme ça pour voir, j’étais parti à pied du Poblenou maritime et m’y voici à nouveau, équipée conclue.

Dès ma sortie, vers les huit heures trente, je battais mollets saillants les trottoirs, avec l’aide d’un bâton de marche. L’air général était beau. À cette heure, les dimanches ont déjà parfaitement désagrégé les fureurs des autres journées de la semaine. Pour mordre dans l’apathie et capter les premiers sous, il y a toujours « un Chinois » ou « un Paki », noms génériques du commerce cosmopolite local. Ces dernières années, les boulangeries et les kiosques s’ennuient moins le dimanche. J’avançais toujours.

Au-dessus du marché aux Puces des Encants, au carrefour des rues Dos de Maig et Mallorca, un autocar frété pour les neiges andorranes enlevait à leurs parents des jeunes gens reniflant le deuxième sommeil que le ronflement satiné du moteur leur faciliterait bientôt. Puis, je montais, montais : à chaque carrefour, une nouvelle courbe de niveau était atteinte. En longeant le Park Güell, c’était la succession très sinueuse de virages que j’affectionne particulièrement en juin quand tout embaume et que l’habitacle s’emplit d’odeur des pins. J’empruntais le parcours du « 92 » qui finit au col de La Creueta. Lorsque mon premier objectif déclaré dans Horta était atteint, à savoir le début de la rue Mare de Deu del Pilar avec sa pente extrême, une heure et vingt-cinq minutes venaient de s’écouler. Non, je n’irais pas réveiller la maisonnée amie installée à sa pointe. Ni Maria ni Aina ni Rahaël. Il était un peu tôt. J’ouvrais une poche du sac pour prendre quelques cerneaux de noix. Dans la prodigieuse maison verticale adhérant au vertige les yeux fixés sur le Tibidabo, Joan Sales édita le meilleur de la littérature catalane de la deuxième moitié du vingtième siècle. Il y écrivit Gloire incertaine, le roman total que Maria, sa petite-fille, et Bernard, son lointain ami d’Église-Neuve d’Issac, avaient traduit pour moi. Je n’avais pas compté les minutes passées alors que j’empruntais, par hasard et beaucoup plus bas, la rue des Camélias qui donne son titre au roman de Mercè Rodoreda traduit aussi par Bernard, édité aussi à l’encre bleue de ma Tinta blava. Avec Colette Fellous, la pensée et la voix des Carnets nomades, nous avions évoqué le destin de Cècilia, héroïne de La rue des camélias, devant un micro. C’était à l’angle formé par la rue des Camélias et la Ronda del Guinardó.

Je n’avais pourtant pris aucun rendez-vous ce matin avec la littérature. Les monts, j’ai dit, les monts !, et j’ajoute, le petit peuple, le petit peuple ! Je ne sais pas bien ce qui distingue les deux quartiers, Horta et le Carmel, où je n’étais monté que deux fois avant ce dimanche. Mais, je connais ce qui les assemble : une géographie toboggan sillonnée d’escaliers mécaniques et les gens. Beaucoup se proclament « Andalunyos » (Andaluces de Catalunya). Venimos de Andalucia a Cataluña a finales de los 50...amb espardenyes. En sandales. Avec la personne qui avait prononcé en catalan ces deux derniers mots, nous avions devisé à la terrasse du Quimet d’Horta dans le petit triangle de la place d’Eivissa, un dimanche aussi, en 2004, entre deux ondées d’automne, devant une « tapa » d’olives fourrées d’anchois. J’avais cherché et trouvé facilement un témoin de la grande migration interne espagnole des années 50 et 60. Sur les sept millions de Catalans, un million est d’origine andalouse, et un certain nombre vivent sur ces hauteurs où poussèrent alors comme champignons après la pluie, dans le plus complet désordre, des baraques d’où Cècilia descend pour conquérir avec son âme, son coeur et son corps la Barcelone des bourgeois. Le petit bout de la phrase de l’homme,... amb espardenyes, distinguait son « ici » de son « là-bas ». Je lui avais demandé d’où s’il se sentait le plus. Il avait répondu : « D’ici, d’ici, franchement... J’ai une bru catalane, des petits-enfants... »

J’abordais maintenant la rue del Llobregós en freinant des quatre fers. La pente s’était calmée à hauteur du marché du Carmel. Si je ne m’étais pas égaré dans l’escalier du Passatge de Granollers après la Rambla del Carmel, je n’aurais pas rencontré la petite dame noueuse comme un pied de vigne et à la mise sombre, qui m’a remis dans le bon chemin. Bon sang, c’était elle !, y compris le chignon, elle !, la Maria López de ma rue Montaigne, avec sa peau dense et mate, qui épluchait pour moi qui avais les doigts encore trop tendres, les oranges dans son tablier noir. J’aurais aimé la retenir. Mais je ne trouvais pas de raison car mon esprit déjà avait fait flamme vers les plis de la « petite Espagne » de Brive et les mains de couturière de ses femmes. Il faut avouer aussi qu’elle trottinait sec, les mains libres, ce qui indiquait qu’elle devait habiter dans le voisinage. Un mur assez mal fichu et ne paraissant plus de ce temps s’offrait dans une longueur inhabituelle en ville. Il ne demandait qu’une chose, qu’on regardât par-dessus. Hissé sur la pointe des pieds, je voyais à vingt mètres deux citronniers hauts et lourdement chargés : les boules jaunes enchantées lançaient des éclipses dorées dans le matin bleu ; aux pieds, les cercles d’ombre attrapaient de la densité au fil des minutes. Je ne pouvais pas être rappelé plus directement à notre jardin ouvrier, au bord de la rivière, où les hommes aimaient, le dimanche, à s’évader de l’usine ou du chantier autour de la tablée sous le poirier prodigue. Maintenant, les citronniers silencieux inventaient pour moi des palabres « andalunyos ». Dans la tasse de ma petite équipée, le tressaillement infusait l’allégorie d’une histoire commune aux gens déplacés. Ensuite, je marchais plus léger. Des fragrances familières se propageaient en moi. Horta et le Carmel, le Carmel et Horta, les monts, cet univers bossué m'octroyait un apaisement de foyer sous la chaleur naissante. Je rentrais.

À bientôt,

lundi 3 janvier 2011

Ho, les beaux soirs !



Paris, le 2 janvier 2010

Bonjour,

J’espère que vous avez basculé dans l’année nouvelle comme moi, de façon réjouissante, guillerette. Je ne dois pas ma bonne humeur au ciel parisien. L’humidité prend la moelle. Le 31 décembre, j’ai remonté la ligne 2 du métro jusqu’à La Chapelle afin d’assister, aux Bouffes du Nord, le théâtre aux murs vieil ocre, à la dernière représentation de Une flûte enchantée, libre adaptation de l’opéra de Mozart par Peter Brook. Il doit s’agir d’une disposition inconsciente chez moi que d’attraper La flûte au dernier moment. Le 28 juillet 2002, j’avais sauté sur mon vélo à Barcelone, filé droit sur le Liceu et attrapé au vol cinq minutes avant les trois coups, un billet pour « la dernière » de La Flûte montée initialement à Londres par Joan Font, le metteur en scène des Comediants, et traitée dans une forme tout Pantone, tellement elle était de couleurs. Les Bouffes affichait complet. Avec un peu de patience, j’ai réussi à décrocher une place sur un coussin posé dans les marches centrales de la corbeille du premier étage. Durant mon attente, j’ai vu passer Peter Brook se déplaçant avec difficulté vers les coulisses. Christine Scott-Thomas s’est arrêtée à deux mètres. Elle avait sa place. Rares sont les amies à ne pas avoir manifesté leur admiration pour elle. Je l’ai donc observée tout en surveillant la caisse. Silhouette libellule, distinction dans le geste économisé. Les vêtements, comment dire ?, entre Dior et Rykiel. Cheville fine sur talons aiguilles. Le regard ?, rien à en tirer, porté vers le point vague assurant l’évitement des autres. On aurait cru qu’elle avait une mer devant elle. Et La Flûte alors ? Géniale. Légère. Joyeuse. Des chanteurs dans le premier âge de leur carrière. La Reine de la Nuit était extraordinaire. Formule pertinente d’un critique : « Un opéra de chambre ». Je n’ai jamais été mêlé à public plus ravi. Assister à une « dernière » vous assure habituellement d’un cadeau permettant aux acteurs de combler la tristesse apanage des fins. Ce fut un extrait du Requiem, de Mozart évidemment.

La vie, oui !, pourvu qu’elle ait du goût, y compris le mauvais parfois. Après, on trouve encore meilleur le bon ! Méthode. Hier, en mon premier soir d’année nouvelle, après que j’ai écouté Julien Gracq lu par Donnadieu à la radio, acteur admirable qui vient de nous quitter, je me suis dirigé volontairement hors de tout projet, voiles baissées en somme vers la mer des Gobelins en passant par la rue du Banquier. J’ai marché la casquette enfoncée mais l’esprit à l’espiègle. Comme il était trop tard pour voir l’un des films programmé à L’Escurial, j’ai songé à ce que j’allais faire alors que je me trouvais à l’arrêt devant le Mac Donald. Ah, ça mais bien sûr ! « Experimental first day ! » Puisqu’il est trop tard pour pénétrer en zone téléramiste, inspectons donc le pire. Entrons au Mac Donald ! Mais la queue était trop importante. Il est revenu à ma mémoire béante qu’avec Fabrice nous nous sommes promis une « bouffe nulle » avec boîte de raviolis Buitoni ou de cassoulet William Saurin au principal, comme quand nous avions seize ans, lui dans un grenier de lutherie à Mirecourt, moi dans les combles du Foyer culturel de Brive où nous disposions, avec les copains trublions aux allures de poète, d’un Bleuet Butagaz et surtout d’estomacs de fer. J’ai poussé jusqu’au premier cinéma en direction de la Place d’Italie. Il manquait cinq minutes pour le début de la projection du dernier film programmé, The tourist. Formidable, c’était en version française alors que je n’en tiens que pour les V.O. ! J’ai pris le temps de lire le synopsis, et j’ai aussitôt pensé, excité, réjoui, que ce pouvait être tout une daube : « Pour se remettre d'une rupture amoureuse, Frank, simple professeur de mathématiques, décide de faire un peu de tourisme en Europe. Dans le train qui l'emmène de Paris à Venise, une superbe femme, Élise, l'aborde et le séduit. Ce qui commence comme un coup de foudre dans une ville de rêve va vite se transformer en course-poursuite aussi énigmatique que dangereuse... » Tout point de suspension est une promesse, je le sais bien, moi qui écris des quatrièmes de couvertures de bouquins ! J’ai éprouvé une joie intense quand est arrivé l’orgasme de la forme supérieure d’avenir du con propre à ce cinéma aux alouettes. La scène se déroule dans une chambre du Danieli à Venise. Dès le début, et même en déroulant Le Monde au Palais-Royal, Angelina Jolie a déjà chaloupé vingt fois de la croupe, et Johnny Depp en est à son centième ...ouf ! ouf !:

Johnny Depp: « Vous êtes croquante ! »

Angelina Jolie : « Craquante ! »

Johnny Depp: « ... »

Angelina Jolie : « Vous avez les crocs ? »

Sacrée Angelina ! Sacré traducteur ! Magie de la VF ! En sortant de la salle dont le sol était tapissé de pop corn échappé des cornets tout au long des séances de l’après-midi et du soir, une marée surprenante !, j’ai suivi deux jeunes garçons en casquette blanche :

- De la merde, j’te dis !

- C’est quand même bien pour la meuf ! Pour le reste, t’as raison, c’est de la merde !

J’ai éclaté de rire. Ils m’ont regardé. Leurs rires ont diminué comme s’ils avaient eu honte de ce qu’ils avaient énoncé. Alors, ils ont adopté un sourire complice. L’un des deux a prononcé une sorte de « bof ! » en baissant les épaules, puis, se ressaisissant, il en a appelé à ma solidarité avec un propos comique du genre « Tonton, faudra faire mieux la prochaine fois ». Mes joyeux neveux ont filé. Arrivé en dessous de chez moi, j’ai pris du riz au lait chez l’Arabe toujours content, et j’ai hésité devant un camembert Président. Je me suis dit : « Mon Llili, la connerie ça s’essuie, mais le tour de taille, voyons ! »

Bonne année, bises, saluts, fraternités, cordialités, pardons et bienveillances.