Badalona, mercredi 16 février 2011.
C’est la saison des barques assoupies sur la plage. Dans le matin bleu fidèle, la flottille molle repose sur une langueur dorée, le soleil vient de face, et la mer compose ses allers et retours sur un tempo lent. La scène distrait ma propre apathie à mon angle de table en terrasse. Rattrapé par des souvenirs d’autres flottilles molles, je pourrais vous parler d’un recoin de la baie de Valparaiso, escale vénérée des marins du monde, ou bien des murs de Port-Racine, le plus petit port de France dans le verdoyant Cotentin de Prévert. Aussi de l’anse de Portbou lorsque novembre l’emprisonne dans la tramontane. Toutes ces images décantées, il me reste un quai de bois noir au-dessus des « esteys » du Bassin d’Arcachon devant une assiette d’huîtres à la porte d’une cabane. Je me souviens de ces veines creusées dans le terrain flasque que la marée basse met à découvert. L’eau n’a pas été toute bue. Prises dans cette capillarité spongieuse, les barques basculent alors dans la somnolence en collant une oreille au sol. Ce petit air penché, aussi les couleurs vives imprimées dans la terre brune tailladée, instaurent une pieuse cure de paix. Mais je me trouve à Badalona, la cité des néfliers, où la paix est faite d’une toile moins plissée. Le soleil tire déjà vers lui la peau de tout ce qu’il inonde. La ville baille encore, les boutiques les moins utiles n’ont pas encore levé leur rideau. Barcelone a beau dire, la mer du plaisir commence en vérité ici, dans ses faubourgs, au bout d’un train venu en trois minutes des rives du fleuve, un couloir étroit nommé Besòs coupant au Nord l’agglomération. Une mer du plaisir est celle dont on effleure l’écume effervescente, et dont le sable coule finement entre les doigts comme celui du sablier. Celui de Barcelone, ramené de je ne sais où pour ses plages artificielles, gratte aux commissures. D’ailleurs, j’assistai un jour de 2003 à une manifestation « contre le sable qui coupe les pieds » organisée par un groupe d’usagers à l’occasion d’une inauguration officielle. Passant sur le qui-vive, je me régale de toute apparition inopinée et de toute complainte de rue. Comme tout à l’heure, devant l’affiche scotchée à la porte d’une librairie : « Conférence Démythification de Putes et Sorcières – L’énergie Féminine à travers les arts » (Je respecte les majuscules). Quant au reste du petit univers tenu par les yeux en ce matin sur lequel rien apparemment ne pèse, l’ordinaire prévaut. Un ballon perdu végète sous un palmier. En arrivant, je m’étais rapproché de la flottille molle. Deux pépés ravaudaient des filets, trois autres les regardaient faire, celui qui animait la conversation avec des blagues salaces avait pris congé soudain en lançant d’un coup de langue, « Bueno, familia ! Hasta luego », comme s’il avait oublié quelque course matinale. Au pied d’une autre barque portant pour nom Ros (« Blond »), un couple coiffé rasta ajustait des petites pièces de bois et repeignait à hauteur de bord. Des coursiers des mers participent actuellement à la Barcelona World Race. Ça en jette, pourtant cette flottille folle n’est pas plus fournie que la flottille molle de Badalona. En vérité, les pépés et le couple rasta, que dis-je la Catalogne maritime entière s’en contrefichent. Ici règne l’esprit de cabotage à la voile latine plutôt que celui de l’appel du large. Toujours, en regardant les voiliers vagabonds aisément identifiables dans un port, je songe à Bernard Moitessier. On m’a recommandé souvent la lecture de ses livres. Je sais peu de choses de lui sauf qu’il demandait à ce qu’on plantât des pommiers au bord des routes afin que les nécessiteux puissent avoir à manger. Moitessier est ce navigateur qui, en 1968, arrivé en tête de la première course autour du monde et sans escale, le Golden Globe, renonce à couper la ligne d’arrivée, je ne sais plus l’endroit, salue la vie, le monde, rote l’or du vainqueur, et file vers l’Océan Indien. Je vous quitte. J’ai renversé le café sur mon carnet en me retournant sous l’effet d’un cliquetis inhabituel. Un aveugle vient de s’asseoir après avoir tâtonné. Un sourire est paralysé sur son visage. Je regarde vers où il regarde. Son âme jouerait-elle de la lyre à cinq cordes au-dessus de la flottille molle ?
À bientôt.
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