Barcelone, le 16 janvier 2011.
Bonjour,
Il faut mettre de l’ordre dans ma tête. J’arrive des quartiers contigus du Carmel et d’Horta, sur les hauteurs de la ville. Il faudrait plutôt dire : j’ai grimpé sur les monts et, maintenant que j’ai retrouvé le niveau de la mer, ils habitent derrière mes yeux. Après m’être rasé à l’eau minérale (l’originale Vall de Boí) comme d’Arrast dans la nouvelle de Camus, La pierre qui pousse, comme ça pour voir, j’étais parti à pied du Poblenou maritime et m’y voici à nouveau, équipée conclue.
Dès ma sortie, vers les huit heures trente, je battais mollets saillants les trottoirs, avec l’aide d’un bâton de marche. L’air général était beau. À cette heure, les dimanches ont déjà parfaitement désagrégé les fureurs des autres journées de la semaine. Pour mordre dans l’apathie et capter les premiers sous, il y a toujours « un Chinois » ou « un Paki », noms génériques du commerce cosmopolite local. Ces dernières années, les boulangeries et les kiosques s’ennuient moins le dimanche. J’avançais toujours.
Au-dessus du marché aux Puces des Encants, au carrefour des rues Dos de Maig et Mallorca, un autocar frété pour les neiges andorranes enlevait à leurs parents des jeunes gens reniflant le deuxième sommeil que le ronflement satiné du moteur leur faciliterait bientôt. Puis, je montais, montais : à chaque carrefour, une nouvelle courbe de niveau était atteinte. En longeant le Park Güell, c’était la succession très sinueuse de virages que j’affectionne particulièrement en juin quand tout embaume et que l’habitacle s’emplit d’odeur des pins. J’empruntais le parcours du « 92 » qui finit au col de La Creueta. Lorsque mon premier objectif déclaré dans Horta était atteint, à savoir le début de la rue Mare de Deu del Pilar avec sa pente extrême, une heure et vingt-cinq minutes venaient de s’écouler. Non, je n’irais pas réveiller la maisonnée amie installée à sa pointe. Ni Maria ni Aina ni Rahaël. Il était un peu tôt. J’ouvrais une poche du sac pour prendre quelques cerneaux de noix. Dans la prodigieuse maison verticale adhérant au vertige les yeux fixés sur le Tibidabo, Joan Sales édita le meilleur de la littérature catalane de la deuxième moitié du vingtième siècle. Il y écrivit Gloire incertaine, le roman total que Maria, sa petite-fille, et Bernard, son lointain ami d’Église-Neuve d’Issac, avaient traduit pour moi. Je n’avais pas compté les minutes passées alors que j’empruntais, par hasard et beaucoup plus bas, la rue des Camélias qui donne son titre au roman de Mercè Rodoreda traduit aussi par Bernard, édité aussi à l’encre bleue de ma Tinta blava. Avec Colette Fellous, la pensée et la voix des Carnets nomades, nous avions évoqué le destin de Cècilia, héroïne de La rue des camélias, devant un micro. C’était à l’angle formé par la rue des Camélias et la Ronda del Guinardó.
Je n’avais pourtant pris aucun rendez-vous ce matin avec la littérature. Les monts, j’ai dit, les monts !, et j’ajoute, le petit peuple, le petit peuple ! Je ne sais pas bien ce qui distingue les deux quartiers, Horta et le Carmel, où je n’étais monté que deux fois avant ce dimanche. Mais, je connais ce qui les assemble : une géographie toboggan sillonnée d’escaliers mécaniques et les gens. Beaucoup se proclament « Andalunyos » (Andaluces de Catalunya). Venimos de Andalucia a Cataluña a finales de los 50...amb espardenyes. En sandales. Avec la personne qui avait prononcé en catalan ces deux derniers mots, nous avions devisé à la terrasse du Quimet d’Horta dans le petit triangle de la place d’Eivissa, un dimanche aussi, en 2004, entre deux ondées d’automne, devant une « tapa » d’olives fourrées d’anchois. J’avais cherché et trouvé facilement un témoin de la grande migration interne espagnole des années 50 et 60. Sur les sept millions de Catalans, un million est d’origine andalouse, et un certain nombre vivent sur ces hauteurs où poussèrent alors comme champignons après la pluie, dans le plus complet désordre, des baraques d’où Cècilia descend pour conquérir avec son âme, son coeur et son corps la Barcelone des bourgeois. Le petit bout de la phrase de l’homme,... amb espardenyes, distinguait son « ici » de son « là-bas ». Je lui avais demandé d’où s’il se sentait le plus. Il avait répondu : « D’ici, d’ici, franchement... J’ai une bru catalane, des petits-enfants... »
J’abordais maintenant la rue del Llobregós en freinant des quatre fers. La pente s’était calmée à hauteur du marché du Carmel. Si je ne m’étais pas égaré dans l’escalier du Passatge de Granollers après la Rambla del Carmel, je n’aurais pas rencontré la petite dame noueuse comme un pied de vigne et à la mise sombre, qui m’a remis dans le bon chemin. Bon sang, c’était elle !, y compris le chignon, elle !, la Maria López de ma rue Montaigne, avec sa peau dense et mate, qui épluchait pour moi qui avais les doigts encore trop tendres, les oranges dans son tablier noir. J’aurais aimé la retenir. Mais je ne trouvais pas de raison car mon esprit déjà avait fait flamme vers les plis de la « petite Espagne » de Brive et les mains de couturière de ses femmes. Il faut avouer aussi qu’elle trottinait sec, les mains libres, ce qui indiquait qu’elle devait habiter dans le voisinage. Un mur assez mal fichu et ne paraissant plus de ce temps s’offrait dans une longueur inhabituelle en ville. Il ne demandait qu’une chose, qu’on regardât par-dessus. Hissé sur la pointe des pieds, je voyais à vingt mètres deux citronniers hauts et lourdement chargés : les boules jaunes enchantées lançaient des éclipses dorées dans le matin bleu ; aux pieds, les cercles d’ombre attrapaient de la densité au fil des minutes. Je ne pouvais pas être rappelé plus directement à notre jardin ouvrier, au bord de la rivière, où les hommes aimaient, le dimanche, à s’évader de l’usine ou du chantier autour de la tablée sous le poirier prodigue. Maintenant, les citronniers silencieux inventaient pour moi des palabres « andalunyos ». Dans la tasse de ma petite équipée, le tressaillement infusait l’allégorie d’une histoire commune aux gens déplacés. Ensuite, je marchais plus léger. Des fragrances familières se propageaient en moi. Horta et le Carmel, le Carmel et Horta, les monts, cet univers bossué m'octroyait un apaisement de foyer sous la chaleur naissante. Je rentrais.
À bientôt,
merci! bello! avanti.b.
RépondreSupprimerHalte aux pléonasmes vicieux! Un cerneau étant la partie comestible de la noix, il est forcément... de noix. Allez courage, la route qui monte aux sommets de l'écriture est longue et emprunte donc de multiples lacets avec les risques inhérents à leur négociation.
RépondreSupprimerArrête toi à Sète la prochaine fois. Biz.