Santa Maria de La Piscina, jeudi 9 juin 2011.
Pour les chasseurs de sons chauffés à blanc, l’Espagne est une aubaine. La langue des rues télescope les réverbères. Quand on franchit leur seuil, les bars causent en toquant les verres humectés par l’écume des bières fraîches. Battait tout à l’heure le tempo du « tapeo » dans un établissement de Laguardia. Le « tapeo » n’est pas un claquement de semelle, mais l’art du grignotage vespéral. Quand cette gastronomie minimaliste avance, les saveurs suspendues aux couleurs, chacun double alors les postes en son palais. Stimulé par les petites rations, chacun parle ; peu de questions, surtout des réponses... Le hourvari chevauche le zinc rutilant, les rangs se resserrent devant les tapas de poivrons et d’anchois, de thon fondant et de boudins courts.
Comme le lieu se prêtait à la pédagogie bien davantage qu’une classe, mes compagnons amusés ont tenté de prononcer le mot Rioja avec le juste accent. La Rioja est l’endroit où nous nous trouvons. Province espagnole la moins peuplée, cernée par le Pays basque, la Navarre, la Castille-et-Leon et l’Aragon, c’est un terroir qui semble avoir le caractère facile. Nous sillonnons ses routes depuis hier. Rien n’est loin. Le tutoiement des paysages est constant. La Rioja mesure à peine trois confettis et elle parle comme elle respire la langue du vin. Pour qui n’est pas un locuteur natif ou pour qui n’a pas fréquenté Lorca en compagnie de quelque Alba pointilleuse sur l’accent, le « r » roulé et le « j » frotté en sortie de gorge, ouvrent de sacrés nids-de-poule dans l’Avenida de la Pronunciación. Je me suis amusé des difficultés de mes compagnons, et j’ai alors pensé sans raison précise au « o » tiède de l’Ebro que nous venions de croiser : Èbre si long et que je n’imaginais pas si lent si loin de son embouchure de rizières entre Catalogne et Pays valencien.
Hier, le ciel avait boudé sur les toits d’Ezcaray, dans la partie montueuse. Depuis ce matin, en plaine, le soleil nous prend par l’épaule et tout devient beaucoup plus placide, à commencer par les vieilles façades de Haro. Du piton occupé par le village, il n’y a que des vignes à bombarder du regard. Du promontoire, l’immense palissage vous tient captif. Une route s’enroule autour d’une colline, puis se perd dans les mers de vignobles. Bien sûr, devant ces fraîcheurs neuves, j’ai revécu en souvenir les coteaux de Saint-Émilion et les plats de Sauternes en venant de Langon. La patience de la terre fait bondir le coeur ici aussi, un air cossu se déprend également des chais mais sans atteindre ce point de noblesse pâle et hautaine que les Girondins des Crus maintiennent au-dessus des secrets de famille.
Demain, je vous décrirai le parfum des « bodegas ». Jusqu’à présent, nous n’en avons visité qu’une, à Cuzcurrita. Je m’émerveille lorsque la langue fait des roulis doublés. Et puis ce « z », exigeant que la langue pointe vers le dehors entre les incisives ! Mes compagnons patinent. Je leur conseille cette ritournelle où, ça tombe bien, il est question de tailler la vigne : Podador que podas la parra/¿qué parra podas?/¿podas mi parra o tu parra podas?/Ni podo tu parra ni podo mi parra/que podo la parra de mi tío Bartolo.
Plus perfide est le prénom Jorge ! Passons. L’accent, c’est l’agent trouble. Chez Casa Antonia, toujours à Cuzcurrita, un retraité planton d’une des six tables m’a dit « Vous êtes catalan ! », quand à Barcelone on m’envisage parfois de la Catalogne Nord, autrement dit de Perpignan. Par réflexe, je me réclame de Brive mais c’est comme si je voulais introduire en Ibérie un vocable lapon.
Je trouve une sorte de délectation dans le puits du langage, et une sûre mesure devant toute église au roman inaltéré. Dans cet ordre-là de l’art, Santa Maria de La Piscina, parure à l’écart des routes, est ce que La Rioja produit de plus ajusté au sentiment de pélerinage. En lui tournant autour, je lui murmurais « tu es la sentinelle des vignes » et j’imaginais pour elle un rôle de veilleuse dans le soir à venir.
Je vous salue depuis mon âme habillée de pied en cap de Rioja.
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