Barcelone, le mercredi 21 juillet 2010.
Bonjour, Je ne me lasse pas de Badalona. J’en reviens à l’instant comme on retourne d’une pêche dans une faille de la Costa brava : le panier plein. Il était un peu moins de huit heures quand je franchissais le Besòs, attention ce n’est pas le Rio Grande, afin de suivre le chemin côtier tortueux, attention ce n’est pas le Paris-Dakar. La mer prolongeait sa paresse nocturne, elle était infiniment plate, et sur la nappe débarrassée de bateaux, ni mouette qui s’envole ni liseré d’écume qui liche le sable. Je roulais sur la mémoire des usines abandonnées, le long des joues sales et graffitées des friches industrielles.
Quand, vers dix heures, l’orchestre solaire toucha le point d’orgue à grands coups de cymbales, l’eau, comme envahie par un Woodstock de sardines, scintillait en un milliard d’éclats. Tout le beau, rien que le beau s’exhibait et venait à ma rencontre. C’était à faire des claquettes avec mon vélo tout terrain sur le chemin maintenant élargi. Curieusement, il n’y avait encore à peu près personne sous et sur le Pont du Pétrole. Au bout de la jetée, la pêche est interdite. Je prenais le temps d’observer les bars malins effectuant des soli à la manière des dauphins du zoo. À trente mètres, une méduse sans son Poseidon battait des mesures alanguies et, sans le savoir, trois kayaks jaunes traçaient droit vers elle, impeccablement tenus par la technique de pagaie des trois navigateurs sous bob. Un « si que s’està bé » (« qu’est-ce qu’on est bien ! ») sonore fractura le silence assourdissant et je me joignis à cet aveu tout en cherchant à inventer un autre oxymore qui serait la version diurne de celui-ci que je venais d’apprendre, « l’obscure clarté tombée des étoiles ». Il n’y avait rien à saisir, et même rien à imaginer sauf peut-être de nager en rond dans la mer opaline. Je veux dire que pris dans le filet de la sérénité aigue entre ciel et mer, on ne pouvait même pas faire semblant de rêver ou de proférer des sentences sur des ce qui aurait pu être. Ce n’est pas que je me voyais en flâneur ahuri, non, mais je m’éprouvais en état de nue non-violence face à l’immensité sans rive.
Je me retournais, et Badalona alors s’offrait. Je ne lui pas encore percé le coeur, mais je nous sais en voie de compagnonnage. C’est une ville insistante à sept kilomètres de chez moi. Insistante, parce qu’elle est composée du récit ouvrier et de la synthèse entre la mantille de l’Andalouse et le bonnet phrygien du Catalan. Insistante parce qu’aux encorbellements des maisons bourgeoises de la Promenade répond un bric à brac de banlieue du Caire à hauteur de la plage du Cristall. Insistante, parce qu’elle est, en raison de tout cela, littéraire, avec une accentuation dans l’impasse de Banyoles, chicane serrée dans des murs blancs sur l’un desquels un invité a abandonné à la rage et à la peinture noire : « Regarde-toi, regarde-moi, le ciel est ma limite ».
À dix heures quarante-quatre comme déjà à dix heures trente-trois, l’Univers continuait de lustrer le Pont du Pétrole qui a perdu son ancienne raison de quai de raffinerie. J’étais en train de penser que ma petite errance était bien employée quand, au sortir du pont, ce que j’avais senti à l’aller revint à mes narines. L’effluve anisée de l’usine de l’Anis del Mono. Côté mer, il n’y a rien d’autre à voir qu’un haut mur jaune avec la reproduction de l’étiquette de nature darwinienne répandue dans le monde hispanique. Le nez est fait aussi pour voir, entendre et se souvenir, et c’est à d’autres paresses dans le luxe anisé de ce jour cru et emparé de canicule que je m’employais alors. Paresses insistantes du présent et du fond de l’âge. Le mur de la fabrique suait son parfum. J’avais fermé les yeux et je laissais entrer la Maria de notre rue Montaigne, toute de noir, sèche, osseuse, femme des faubourgs de Madrid. Elle marchait jusqu’à la roche esseulée où je m’étais assis, l’orange qu’elle tenait se laissa rouler jusqu’à la porte de mon léger assoupissement. Toc. Je me réveillais. J’enfourchais le vélo et j’entrais dans Badalona à la recherche d’anciennes Maria de Cordoue et de Grenade mariées à des bonnets phrygiens.
À bientôt.
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