mardi 25 mai 2010

Le trèfle à quatre feuilles cerdan

Saillagouse, dimanche 23 mai 2010

Bonjour,

On pousse la porte de Puigcerdà puis celle de Bourg-Madame, et on entre dans un immense salon vert orné d’un azur ceint du blanc de la dernière neige. La Cerdagne française tient en dépôt contre ses murs deux horloges, le Carlit et le Puigmal, sommets à 2900 mètres, et le reste, au-dessus de l’altiplano soumis à une lenteur pénétrante qu’enserre un air épais et cru, est toute une vocation d’étages à paître où l’on embrasse la terre en portant ses lèvres à l’iris des ruisseaux galvanisés par la fonte des neiges.

Je ne sais pas si l’on continue d’apprendre les grandes dates de l’histoire de France dans les écoles, et je ne me souviens plus comment nos instituteurs s’y étaient pris pour tatouer dans nos cerveaux plusieurs d’entre elles, par exemple 1515, la bataille de Marignan, par exemple 1659, le traité des Pyrénées. Comme les heurtoirs battaient les portes dans les cités anciennes, ces quatre derniers chiffres tapent contre la mémoire des Cerdanais et des Catalans dans leur entier. En effet, depuis lors la plaine perchée à plus de mille mètres est divisée en deux : une Cerdagne espagnole et une Cerdagne française que rien ne distingue, mêmes croisements de haies, mêmes herbes, mêmes arbres, mêmes tourbières où l’on « gauille »... [Sachez amis que ce verbe me submerge ; qu’il ressurgit comme le feu du temps où, dans les prés entourant Brive, je « gauillai » - nous « gauillions ») - avec délectation dans les prés humides, au milieu des têtards et de leur avenir de grenouilles ; qu’à cause de tout le suc qu’il dégageait en moi dans mon enfance, j’ai commencé très tôt à m’éprouver comme une sorte de « secrétaire de mes sensations ». « Gauiller » c’est quand le sol ne porte pas et qu’on s’enfonce libre et gai dans la petite boue d’un pré malgré l’engueulade à prévoir d’une maman à la vue des chaussettes mouillées et des doigts de pied brunis, engueulade aussitôt dite aussitôt effacée par la douceur d’une serviette.]

Après une grosse heure de grimpée, le nez dans les chaussures comme quand on regarde fixement sa roue dans la montée d’un col sévère pour ne pas distinguer la difficulté qui va augmenter, est venu le moment, dans le repos d’un replat et de granites éparpillés en cohortes de blocs pointus, de regarder en arrière. J’ai tenté de démêler l’écheveau des chemins vicinaux dans la plaine, en vain. Quant à deviner « la ligne », autrement dit la frontière, échec complet. Il faut avouer, et je vais m’expliquer, que l’affaire est plus compliquée que le plus compliqué des jeux de piste. Fichée au coeur de la Cerdagne française, une enclave espagnole, Llivia, un confetti qui fait la surface de deux arrondissements moyens de Paris, embrouille la lecture de cette partie du périmètre cerdan.

Cet embrouillamini sans interdictions de passage me ravit aujourd’hui car je vois en lui le symptôme d’une frontière apaisée. Autrefois, quand nous passions quelques semaines d’été en Cerdagne, j’interprétai autrement l’affaire. Nous prenions tous les quatre, en gare de Saillagouse, le « train jaune », le tortillard de poupée encore aujourd’hui très prisé des touristes, nous descendions en gare d’Estavar, nous empruntions un chemin poussiéreux jusqu’à une barrière gardée par des membres de la Guardia civil, nous laissions là mon père banni d’Espagne, et nous lui ramenions, l’allégresse pincée, des tourons et des amandes sorties des sacs de jute baillant sur leurs secs chargements dans l’épicerie de l’enclave.

Étouffés par l’hygrométrie ravageuse de leur côte, il est beaucoup de Barcelonais à avoir adopté la Cerdagne pour y boire un air plus clément à deux heures de route de leur résidence principale. Mais il y a bien plus profond pour expliquer cette pérégrination. Pour jauger un espace, il faut aussi faire cas de l’histoire des mentalités. La Cerdagne est le trèfle à quatre feuilles de « l’âge d’or » catalan, ce Moyen âge conquérant du comte de Cerdagne et de ses pairs dont je ne vous dis pas tous les noms car il me sera plus agréable de dégager leurs sonorités lorsque nous nous verrons. L’imaginaire de « la nation sans état » coincée dans l’Espagne actuelle est fécondé par la consistance et l’énergie politiques d’alors, forgées dans les montagnes des comtés et transcendées par le grand savant Ramon Llull, le « docteur illuminé », fondateur de la littérature catalane, condamné par l’Église pour avoir préconisé un partage entre foi et raison. Toutes raisons pour que l’axe Barcelone-Puigcerdà demeure une sorte de voie des origines...

Avec le petit groupe d’amis, nous avons continué de marcher vers l’abondante chevelure de nuages blancs mangeant le front et la nuque de l’azur. La coupole au-dessus de nos têtes adoptait les couleurs des compositions tendres de Nicolas de Staël, vous savez, quand le bleu avance vers le gris, et inversement, tous deux uniment pâles. Nous ne l’atteindrions pas, et même nous laisserions loin devant nous le Carlit, mais nous habitions tranquillement le paysage et cela suffisait.

La tentation du paysage c’est la tentation de la solitude, mais la présence d’adolescents vous écarte inévitablement de cette attraction. Il y avait parmi nous un gaillard fougueux et plein de l’oxygène de ses seize ans. Il y avait une élève du Lycée français, à qui j’enseignai sans que presque je m’aperçusse de ma propre gaieté les paroles curatives du Telefon de Nino Ferrer. Puis, j’ai cherché pour moi les paroles de Brigitte Fontaine dans Lettre à monsieur le chef de gare de La-tour-de-carol. Pardi, nous apercevions les toits du village ! Je ne me suis souvenu que de cette phrase : « Je veux vous dire de faire bien attention en traversant la voie ».

Je vous laisse sur cet avertissement sage. Je ne vous ai raconté ni la moitié de ce que la Cerdagne réunit dans mes pensées ni la moitié de l’effet de frontière sur moi. Mais si je prolongeais, je pourrais vous ennuyer.

À bientôt en tout cas.

Post-scriptum: j'ai une pensée pour une amie qui vient tout juste de disparaître, Catherine Thérouenne, comédienne, metteur en scène. J'avais produit l'une de ses pièces à Paris dans un théâtre de poche des bords de Seine dont j'ai perdu le nom. Elle y jouait du violoncelle.


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